L'arbre de nuit
Pedro m’a averti que le service que je pourrais te rendre n’équivaudrait pas au centième de celui qui fait de lui ton obligé. Comment puis-je honorer notre dette ?
La tenue austère du provedor était anoblie par la croix de l’ordre d’Avis qu’il portait suspendue à un collier d’argent. Son sourire se dessinait dans une courte barbe carrée très soignée, contredite par des sourcils touffus et des cheveux noirs décoiffés à la diable. Il avait l’allure d’un décideur bienveillant, pressé et exigeant.
Dom Baptista Fernão écarquilla les yeux et inspira longuement en faisant chuinter l’air entre ses lèvres. La requête était au-delà du raisonnable.
— L’embarquement d’un étranger sur une nau d’une armada de l’Inde est soumis au bon vouloir du roi du Portugal.
Agrippé aux bras du fauteuil sur lequel il s’était assis derrière la table de travail, il rejeta sa tête en arrière, s’appuyant la nuque contre la sphère armillaire qui couronnait son haut dossier, symbole de la continuité des découvertes. François se dit qu’il devait être malcommode voire dangereux d’avoir cet ornement glorieux juste derrière la tête.
Le provedor leva les yeux au ciel et se pencha en avant.
— Les passeports pour Goa relèvent en réalité du vice-roi du Portugal par délégation de Felipe Troisième d’Espagne. Je ne parviens pas à prendre acte de notre dépendance et je ne crois pas que je m’y habituerai jamais. Ni aux procédures espagnoles tatillonnes d’un Conseil des Indes qui nous complique la vie.
Il secoua la tête comme s’il chassait une mouche importune.
— Le comte de Castelo Rodrigo vient tout juste de prendre ses fonctions. Nous apprécions de longue date son intransigeance courageuse chaque fois que nos privilèges sont un peu plus menacés. Je me porte garant que le vice-roi signera ton sauf-conduit sur ma recommandation.
— Quelle bonne nouvelle, votre seigneurie !
— Tu n’es pas bienvenu pour autant. Même avec son aval, le blocage viendra d’ici même. De la Casa. Mes officiers sont écorchés vifs par l’intrusion des étrangers dans notre empire. – Il marqua un temps. – Comment t’expliquer ?
Malgré les énormes revenus du poivre, la couronne portugaise n’avait jamais eu les moyens d’amener l’énorme machine indienne à son meilleur rendement. Les Néerlandais venaient tout juste de rassembler des initiatives brouillonnes hollandaises et zélandaises et de fonder une compagnie unique sous contrôle de la ville d’Amsterdam. On commençait à comprendre à Lisbonne que les initiales V.O.C. identifiant la Compagnie unifiée des Indes Orientales martelaient lettre par lettre l’avènement de l’ordre nouveau des marchands luthériens et le déclin annoncé de l’empire. Il n’y avait pas que cela. Dom Baptista leur rappela comment, vingt ans plus tôt, une glorieuse armada espagnole avait traîné sa misère et sa honte tout autour des îles britanniques, se dissolvant dans la tempête, harcelée par les frelons anglais qui la piquaient à mort.
— Cet humiliant désastre fut l’un des signes annonciateurs de la fin de l’hégémonie espagnole sur le Nouveau Monde.
— Ce n’est pas pour vous déplaire, si j’analyse bien vos rapports avec l’Espagne.
— Non bien sûr mais la destruction de la grande armada annonça la naissance d’une nouvelle puissance maritime. Les Stuart s’installent eux aussi en Orient. Ils viennent de fonder une compagnie des Indes. Trop de concurrents nous tournent autour.
L’un des deux assistants entra dans la pièce et s’immobilisa poliment. Le provedor lui fit signe de s’approcher. Les deux hommes échangèrent quelques mots à voix basse. Dom Baptista Fernão acquiesçait de la tête. L’officier regagnait la porte quand il le rappela.
— Manuel ! Va informer dom Afonso de Noronha que nous avons remplacé sa caraque amirale, avant qu’il l’apprenne par les lingères de dona Beatriz.
Jean avait profité de cet aparté pour résumer la conversation à François. Il partageait sa surprise de l’apparente facilité de l’intrusion des Européens du nord aux Indes orientales. Il attendit le moment de reprendre la conversation suspendue.
— Comment cela est-il possible, votre seigneurie ? Si nous en croyons un maître cartographe normand réputé, la science nautique portugaise échappait encore, il y a quelques courtes années, à tous les marins des mers du
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