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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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senhorinha. Vous avez fait vœu de ne pas me revoir et cette vertu vous honore si elle me tue. Que je sois ici ou ailleurs, quelle est la différence ? Nos vies se sont confondues accidentellement. Comme deux sillons maladroits troublent l’harmonie d’un labour sur une longueur de quelques pas. Cet accident est derrière nous. À l’aune des licences de la société goanaise, j’admire votre détermination, je la comprends et je l’assume.
    Il se leva.
    — Ce n’est pas pour vous que j’ai décidé de rester. Non. Je suis très lucide. J’attendrai pour quitter Goa que revienne ma nostalgie de Dieppe. Je n’ai pas encore envie de rentrer. Je me sens bien ici. Plus exactement, je m’y sens moins mal queje serais là-bas, en Normandie. Je ne vous importunerai pas. Vous pourrez même vous persuader que je suis rentré en France. Ou mort. Voilà. Vous n’aurez aucune peine à m’oublier.
    Elle restait silencieuse, pétrissant le coussin. Il caressa sa joue de l’index.
    — Je vous quitte, petite senhora. Je ne vous dis pas adieu ni au revoir. Je pars. Le verbe partir peut simplement constater un mouvement ou se charger de désespoir. L’avenir ne nous appartient pas. Il choisira.
    Il fit quelques pas vers la porte.
    — François !
    Il se retourna. Elle leva vers lui le dos de sa main pour bien montrer la bague.
    — Je ne vous ai pas remercié.

Le mercredi 3 décembre, jour anniversaire de sa mort, le corps imputréfié de Francisco Xavier fut exposé dans le chœur au Bom Jesus. À peine le bedeau eut-il dégagé la clenche du loquet de son mentonnet, qu’un torrent humain amassé avant l’aube força les grandes portes et emplit d’un coup la basilique. La cohue dura jusqu’à la nuit, rompit une cinquantaine de côtes et fit deux morts par étouffement. Goa ne savait plus où donner de la tête ce jour-là puisque, peu après le passage du soleil au méridien, dom Rui Lourenço de Tavora fut intronisé trente-huitième vice-roi des Indes. Dom André Furtado de Mendonça s’était retiré depuis la veille aux Reis Magos. Il allait y attendre l’appareillage pour Lisbonne de la caraque Nossa Senhora da Penha de França prévu dans les tout premiers jours de la nouvelle année.

    Le lendemain, à la nuit tombée, Jean et François furent arrêtés, conduits aux Cárceres et jetés dans une cellule du premier étage du Sabaio. À la lueur de la lanterne sourde de leur geôlier, ils lurent le numéro 43 peint au goudron au-dessus du chambranle. La porte épaisse percée d’un judas se referma sur eux, et une contre-porte pleine les plongea dans le noir. Un noir du premier jour, avant que Dieu ne dise« Lumière ! » et qu’il sépare le jour et la nuit. François constata en palpant les murs qu’une lucarne qui devait normalement donner du jour à la pièce avait été obstruée par une maçonnerie grossière. Les inquisiteurs avaient probablement obscurci artificiellement quelques cellules de mise en condition, afin d’accroître la malléabilité de certains de leurs prisonniers. On les laissa seuls dans leur geôle. Cela souleva une controverse entre eux. François considérait cette intimité comme une faveur. Jean défendait l’hypothèse contraire d’une volonté d’entretenir leur inquiétude.

    Le vendredi 5 décembre, Margarida eut la certitude qu’elle attendait un enfant. Le dimanche suivant, un officier vint l’avertir que la galère de dom Alvaro da Fonseca Serrão se présentait à la barre de Panjim. Affolée à l’idée de voir dom Alvaro envahir la quinta, effaroucher ses souvenirs et les faire s’envoler, elle décida de courir à la rencontre de son mari afin de le recevoir dans leur hôtel du Campo do Paço. La senhora fit préparer sa litière pour rentrer aussitôt à Goa avec Talika et le cuisinier, laissant au régisseur et à Marianinha le soin de rapatrier ses bagages.

Leur nuit d’ in-pace était scandée par l’arrivée périodique d’un halo de lanterne sourde annonçant la délivrance d’une louche de riz et d’un trait d’eau versés dans des écuelles de terre cuite. En appréciant leurs ébréchures graisseuses du doigt, Jean avait suggéré que ces bols conservaient vraisemblablement en mémoire quarante ans de salives diverses depuis l’instauration du Saint-Office à Goa. Le noir absolu gommait la durée réelle de leurs journées indistinctes. En estimant leur nourriture à deux repas par jour, ils avaient calculé mentalement le

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