L'arbre de nuit
encore une maison modeste en attendant de se faire construire une vraie demeure.
Elle lui raconta comment Gil avait décrit à dom Henrique les péripéties du voyage. Le franchissement du cap, en se tenant très au large par prudence. Il ne s’était rien passé. Aucun courant ne les avait entraînés vers le chaudron de l’équateur. Ils ne s’étaient pas perdus non plus dans l’entrelacs des bancs de sable qui devaient les emprisonner comme un labyrinthe. Il avait débarqué en canot sur la terre inconnue où il n’avait trouvé aucun habitant ni signe de vie. La plage n’était pas vraiment différente de toutes celles qui s’étendaient de l’Algarve à la Terre des Maures.
— La mer des Ténèbres venait de s’éclairer.
— Gil avait eu soin de recueillir des preuves de son exploit. Monseigneur, a-t-il dit, je vous ai rapporté quelque chose de ce pays où j’ai posé le pied. Il lui a offert une poignée de roses de Santa Maria. Vous les appelez en France des roses de Jéricho. Des petites boules ligneuses au ras du sol. L’infant a été bouleversé par ce présent. Il a entraîné l’écuyer dans son petit oratoire. Azurara n’a pas décrit la suite parce qu’il n’y a eu aucun témoin de la scène mais nous, nous la savons. Ils se sont agenouillés tous les deux. Dom Henrique a longuement prié et remercié le Christ.
Il l’interrompit en posant sa main sur son bras.
— Margarida. Vous souvenez-vous de l’instant où nous étions ainsi accoudés comme maintenant, côte à côte, sur le plat-bord de la caraque ? Vous entriez dans ma vie.Pardonnez-moi de vous avoir interrompue. J’ai eu un instant l’impression d’avoir remonté le temps.
Elle poursuivait le cours de son récit comme si elle n’avait rien entendu.
— Puis l’infant a dit à Gil qu’il avait décidé de consacrer sa personne, son intelligence et son âme à la conquête de la route maritime jusqu’aux Indes et au royaume du Padre João. Que la nouvelle qu’il lui apportait faisait de ce jour le plus glorieux de sa vie. Que la conquête allait nécessiter encore beaucoup d’années d’efforts très durs. Peut-être plusieurs générations d’hommes. Puisque lui-même mourrait certainement avant de voir son aboutissement, sa contribution à cette immense entreprise était achevée, maintenant que la mer universelle était ouverte.
Margarida admirait le rubis, doigts écartés à bout de bras.
— Dans un geste spontané, il a retiré cette bague qu’il portait à l’auriculaire gauche et l’a glissée au doigt de Gil.
— L’infant ! Cet anneau a été porté par Henri le Navigateur ! Je l’ai mis à ma main. C’était presque un sacrilège. Non ?
— Mon Dieu, François, il est passé en près de deux siècles à bien des doigts moins dignes que le vôtre de le porter. En plus de ce présent personnel, l’infant a richement doté mon aïeul.
— Quelle histoire !
— Je ne vous ai pas encore tout dit.
Déjà abasourdi, François la laissa continuer.
— Dom Henrique avait reçu ce rubis le jour où son père João Premier l’avait nommé gouverneur de l’ordre des Chevaliers du Christ.
— Je sais ça. C’est depuis ce temps que vos navires portent la croix de l’ordre peinte sur leurs voiles.
— Les croix ouvertes et rouges comme des blessures. Ne me dites pas que vous connaissez aussi les origines de l’ordre ?
— Je vous écoute. Tout cela est si extraordinaire.
— Longtemps avant ces événements, le pape avait autorisé Dinis Premier à fonder cet ordre de chevalerie. Juste dix ans après le martyre des Templiers. Le roi voulait assumerl’expiation de ce crime et continuer leur œuvre. C’était en 1319. Ne me faites pas compliment de ma mémoire, cette date est un jalon de ma famille depuis que Gil a reçu ce présent.
Elle laissa peser un silence pathétique. S’adossant à la balustrade, elle se tourna vers lui.
— La suite est un secret. Les membres de ma famille ne le connaissent pas. Ils ne l’imaginent même pas.
Elle tendit sa main dans le soleil, pour ranimer l’éclat de feu.
— J’ai du mal à vous suivre. Comment savez-vous qu’un secret serait attaché à cette pierre puisque vos proches l’ignorent ?
— Parce que j’en suis l’unique dépositaire.
Il fixait la pierre, médusé.
— L’ordre des Chevaliers du Christ a hérité les terres et les biens confisqués au Temple. Parmi eux, le couvent du Christ à Tomar
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