L'arbre de nuit
saint Joseph parmi les copeaux,
les gouges et les rabots de son presbytère-atelier. Grâce à cette clé de la
langue savante, François déchiffrait à s’en user les yeux les livres de la
bibliothèque du cartographe, un meuble massif que huit larges pieds pattus
étaient prêts à asseoir au besoin sur une terre battue aux sabots. Habitées
par une colonie de livres augustes venus se poser là, ses étagères
fléchissaient sous le poids du monde. L’Inde ! Une formidable aventure.
Aller voir de ses yeux Goa que décrivaient les livres, la plus belle ville
du monde d’après les voyageurs qui en rentraient éblouis.
La voix de Guillaume le ramena de mauvais gré au
Pollet.
— Il fait doux ce soir. L’hiver cherche à nous abuser mais il
prépare ses mauvais coups de vent de noroît.
— Mon père dit pareil, confirma Yvon.
— Il pense ça, ton père ?
— Et même qu’il pourrait y avoir quelques veuves avant
l’avril dans le quartier des pêcheurs.
D’humeur désagréable, François les interrompit.
— En attendant l’avril, le Seigneur ne nous éclaire plus
suffisamment pour honorer son œuvre. Mon marteloirattendra un nouveau jour. À moins que ton Mercator
débarque cette nuit pour le jeter au feu. Cela m’arrangera plutôt car je
préfère confectionner les compas marins et activer les aiguilles. Dieu merci
ils occupent le plus clair de mon temps chez toi.
Dans un claquement de sabots, le mousse vint présenter son
œuvre.
— L’encre est bonne maintenant ?
Le maître saisit la queue du poêlon et le porta à ses
narines, le renifla, le fit tourner à la lumière pour apprécier les reflets
du liquide et sa fluidité.
— Elle est parfaite, Yvon. Tu es un excellent cuisinier
d’encre. Mets-la à décanter au frais. Nous la filtrerons demain. Couvre le
feu et va vite rejoindre ta mère. Ne traîne pas avec les galopins de ton
quartier. Je sais qu’ils te houspillent.
— C’est vrai qu’ils sont tous après moi. Ils disent que je
sens l’encre.
— Dis-toi qu’ils crèvent de jalousie parce que tu ne sens pas
le poisson comme eux.
François coiffa les chandelles d’un éteignoir, l’une après
l’autre, précautionneusement, pour ne pas risquer de faire tomber des
gouttes de cire sur leurs travaux. Pendant ce temps, selon le rituel de
chaque soir, Guillaume remontait l’horloge calée sur le dessus de la
bibliothèque. Son cadran argenté gravé de la signature de David Leroy,
maître serrurier à Tours, imposait son heure imperturbable à l’atelier.
Malgré sa considération pour l’artiste qui avait limé du métal jusqu’à le
faire palpiter, il en avait démonté le timbre. Depuis l’ablation de son
complément naturel, le marteau obstiné qui ne rencontrait plus d’obstacle
rebondissait dans le vide en émettant de un à seize dougoudoung résignés, à
raison d’un, deux ou trois aux quarts d’heure. Aux heures rondes, quatre
battements annonçaient les un à douze battements informatifs consentant
enfin à donner l’heure. Les errants de l’ Odyssée avaient eux aussi inhibé les chants des sirènes, les laissant crier en
silence à leurs oreilles bouchées de cire : Viens,
fameuxUlysse, gloire éternelle de la Grèce,
arrête ton navire afin d’écouter nos voix. Comme l’heure ultime,
les sirènes étaient assassines. Sauf que le stratagème du fils de Laërte
avait déjoué leur ruse mais que, ce 9 mars 1605, l’horloge de Guillaume
courait toujours.
Ce même jour, le soleil commençait son coucher de faux
monnayeur derrière la palmeraie de Marrakech. Il tentait de faire croire
qu’il transmutait en or les quatre boules de cuivre du minaret de la
Koutoubia. Même les têtes coupées exposées pour l’exemple place Jemaa-el-Fna
– l’assemblée des trépassés – ne s’y laissaient plus prendre. Dans le
méchouar, un palabre languissait depuis le milieu de l’après-midi. Felippo
Gaspari de Morsiglia, ambassadeur d’Henri IV, s’efforçait de convaincre le
grand vizir d’échanger contre rançon deux captifs portugais qui se
momifiaient depuis un quart de siècle les fers aux pieds. Chevalier du
Saint-Sépulcre, sociétaire de la Compagnie du corail, Morsiglia était une
figure de l’aristocratie marchande corse de Marseille. Il avait obtenu le
monopole du commerce des cuirs, du sucre et de la cochenille grâce à la
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