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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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L’ouvrage architectural barrait
     d’un signe jaune de chrome un ciel sombre que le contraste rendait violet. À
     une portée de pistolet, la foudre fendit en deux un arbre mort dans une
     déflagration sèche qui leur fit rentrer instinctivement la tête dans les
     épaules. Elle effraya une monture qui se cabra, précipitant son cavalier sur
     le chemin. Dom Fernando de Fonseca Serrão se brisa la nuque, gardant gravée
     sur la rétine l’image éblouissante de l’aqueduc blanchi par l’éclair.
    Les branches de la grande famille des Fonseca se ramifiaient
     en Espagne et au Portugal. Elle ne comptait plus les détenteurs de hautes
     charges militaires, religieuses et civiles des deux côtés de la frontière.
     C’est un Fonseca, dom Juan Rodriguez, qui avait reçu des rois Catholiques,
     au temps de la gloire de Colomb, la mission d’explorer les marges des
     découvertes de l’amiral pour contourner les privilèges exorbitants qu’il
     avait naguère obtenus d’eux.

    Deux heures avant minuit, dona Margarida de Fonseca Serrão
     apprit qu’elle était veuve à vingt-quatre ans. Parce qu’elle n’avait jamais
     imaginé que sa vie fluide puisse changer du tout au tout, elle fut plutôt
     bouleversée par l’étonnement d’être brusquement seule qu’anéantie par une
     profonde douleur. Elle s’était mariée par convention familiale, sans
     déplaisir, avec une certaine reconnaissance et même avec joie, à un homme
     qu’elle ne connaissait pas, plus âgé qu’elle de neuf ans. Elle avait vécu
     six ans auprès de lui la vie tranquille et confortable d’épouse bien traitée
     que lui offraient le rang, la fortune et les prévenances de dom Fernando.
     Son sentiment se partageait entre une tendresse reconnaissante et
     l’admiration sincère d’un homme de devoir, structuré par un attachement
     séculaire aux valeurs du Portugal et au service de son roi.
    Les relations intimes du couple n’éveillaient pas en elle de
     sensations notables. Dona Margarida s’interrogeait quelquefois sur un rite
     pas désagréable mais sans révélations. Une affaire qui avait apparemment le
     pouvoir de faire briller les yeux, rougir les joues et générer les fous
     rires niais des lingères et des servantes. Emilia et Maria Helena, ses
     cousines encore célibataires, avaient entendu dire que l’on prenait des
     plaisirs très vifs à ces privautés destinées à donner aux familles une
     descendance. Elle ne comprenait pas en quoi consistaient ces sensations qui
     faisaient glousser ces femmes et semblaient leur ôter la raison. Peut-être
     dom Fernando n’était-il pas informé de pratiques ou de gestes apparemment
     plus diversifiés que ce qu’il savait faire. Ils n’avaient pas d’enfant, ce
     qui meurtrissait son mari et faisait naturellement chuchoter sur sa
     stérilité probable puisque le potentiel créateur des hommes était un
     postulat.

    Encore abasourdie, Margarida veillait le corps de dom
     Fernando pendant cette nuit interrompue par le drame. Elle ressentait comme
     une fatigue sur les épaules l’étonnante impression d’être désormais libre,
     maîtresse de sa vie. Mains sur les genoux, elle égrenait machinalement son
     chapelet pendant que l’on arrêtait les pendules et que l’on voilait les
     miroirs pour mettre en deuil la maison affolée.

    Les fébrilités de cour leur étant insupportables, les Fonséca
     s’étaient installés après leur mariage à Evora. Tout autant éperdue de
     valeurs chrétiennes que de théâtre et de poésie, la ville se serrait sur la
     vieille acropole romaine de Liberalitas Julia, autour de son temple de
     Diane. L’une des maisons nobles de la ville haute dont l’élégance subtile
     agaçait les Lisboètes, leur hôtel s’ouvrait sur l’esplanade du palais des
     évêques-inquisiteurs, dominé par le cône impérieux du clocher saintongeais
     de la Sé, la cathédrale. La noblesse de la famille leur valant des amitiés
     prestigieuses, dom Fernando et Margarida recevaient sans ostentation, selon
     les usages nuancés de la société discrète et cultivée de la capitale de
     l’Alentejo.
    Dom Fernando se distinguait totalement en cela de son frère
     aîné, dom Alvaro qui, avant de partir prendre une haute charge à Goa, avait
     été tout occupé à mener les intrigues et la vie brillante et compliquée des
     fidalgos proches du palais et de la Casa da India. Goa était une abstraction
     très floue pour la jeune femme.

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