L'arbre de nuit
carte. Les
trente-deux directions de tes roses des vents guideront leurs nefs jusqu’à
bon port. Elles seront les lignes de vie des marins qui leur feront
confiance.
— Que Dieu garde quand même un œil sur eux ! commenta
François.
— Un œil d’autant plus attentif que nos cartes sont
fausses.
Ses ombres entraînèrent le cartographe dans une nouvelle
pérégrination. Le portulan, la carte marine dessinait correctement la
Méditerranée qui l’avait inventée. Aucun hydrographe ni aucun pilote de
l’univers antique et médiéval ne s’était soucié ni de la forme ni des
dimensions de la Terre alentour qui ne servait à rien. Quand les découvertes
avaient fait exploser les besoins des navigateurs à travers les océans, la
rotondité de la Terre s’était rappelée avec force aux uns et aux autres.
Depuis lors, le portulan méditerranéen faisait de son mieux pour se
distendre jusqu’aux Indes orientales. Faute de savoir faire autrement, et
parce que des méridiens courbes se rejoignant aux pôles auraient
extraordinairement compliqué le travail des pilotes, les cartographes
dessinaient les nouveauxportulans océaniques
comme s’ils déroulaient une Terre cylindrique. Pedro Nunes, un maître
portugais, avait proposé aux pilotes de corriger l’erreur par des calculs à
n’en plus finir. Ils avaient juste levé un sourcil par politesse. Pilotes et
cartographes acceptaient d’un commun accord des portulans erronés mais
commodes d’emploi.
— Les Portugais sont parvenus en Inde et ont poursuivi vers
la Chine sans aucune carte, puisqu’ils découvraient un monde pas encore
dessiné. Alors, notre projection plate fait largement l’affaire.
— Les découvreurs ont défriché les routes. Maintenant, les
pilotes qui les exploitent sont beaucoup moins trempés.
— De toute façon, puisque Dieu a modelé notre planète en
boule et que sa volonté a des conséquences mathématiques trop compliquées,
il faut bien s’en accommoder, Guillaume.
— Pas sûr. Un Flamand aurait trouvé le secret de la
projection de la Terre ronde sur un plan. Sur les cartes marines de
Mercator, on pourra tracer des routes droites d’un simple coup de
règle.
— Il serait parvenu à concilier l’inconciliable ?
— C’est en tout cas ce que l’on dit. Si c’est vrai, nos
marteloirs seront bientôt à jeter au feu. Tu imagines cette carte diabolique
multipliée par l’imprimerie ? Mercator va allumer la mèche d’une bombe
hollandaise dans notre profession.
François n’écoutait plus. Évadée de sa table à dessin, la
route rectiligne du Flamand venait de le conduire en Inde. Contemplant son
travail d’un regard transparent, il voyageait dans des collines bleues
plantées d’Indiennes gracieuses, de fleurs immenses et d’arbres exotiques
chargés de muscades et de fruits inconnus.
Le pavillon de sa famille avait longtemps flotté en course.
Robert Costentin l’arborait huit décennies plus tôt quand il avait pris à
l’abordage deux galions espagnols bourrés d’or. La règle en ébène dont il se
servait et une pierre magnétique montée en argent prélevée sur l’un des
galions résumaient l’héritage ésotérique de son arrière-grand-père. Et puis
les Français avaient renoncé à l’aventure maritime. La fortuneéphémère des Costentin n’avait pas mieux survécu que celle
de Jean Ango à la mort de François I er . Trois
générations plus tard, Albin, peseur juré, contrôleur des balances, mesures
et capacités de la ville avait au moins inculqué à son fils l’amour de
l’arithmétique et les fondamentaux de la géométrie.
La vie de François avait basculé dix ans plus tôt, le jour où
son père l’avait conduit au Pollet dans l’atelier de Guillaume Levasseur. Il
était resté fasciné par un plan de Dieppe qu’il avait compris aussitôt.
Cette intelligence précoce avait tellement surpris le maître qu’il avait
proposé de le prendre à l’atelier pour l’initier à l’hydrographie. Adèle
Levasseur étant morte du mal endémique de la poitrine avec leur enfant
qu’elle portait, Guillaume traitait son assistant comme le fils qu’il aurait
pu avoir. Doué pour l’étude, François, dont la voix devenait plus grave,
avait absorbé le latin auquel le père Anselme avait été heureux de l’initier
après le catéchisme. Il l’enseignait comme
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