L'arbre de nuit
Une destination ambiguë excessivement
lointaine où – selon son expression – l’on gagnait des fortunes en perdant
son corps et son âme. Margarida se réclamait pourtant d’un bisaïeul
navigateur presque aussi indistinct que Goa. Parti exercer en France la
profession de pilote hauturier, Jean Alfonse avait un jour disparu.
Valentina était revenue avec son fils – le grand-père de Margarida – à
Arraiolos. La famille était fière de cet homme de mer insolite auréolé des
vertus des découvreurs portugais, tracassée quand même par l’abandon
inexpliqué de sa femme et de son fils. Il leur avait laissé en héritage la
pratique du français, une langue courante chez les fidalgos mais à laquelle
les femmes avaient rarement accès parmi les études sérieuses réservées aux
hommes. Peut-être Margarida tenait-elle de son aïeul aventureux un nez
finement sculpté mais volontaire, surmontant une bouche petite aux lèvres
charnues. Peut-être aussi le secret de son charme troublant. À l’ombre d’un
double arc de sourcils épais soulignant un front doucement bombé et pas plus
large quenécessaire, ses yeux verts pailletés
luisaient à l’abri de longs cils comme s’ils irradiaient une énergie
intérieure.
Son père était mort quand elle était enfant. Sa mère vivait
toujours à Arraiolos avec sa tante, dona Zenóbia de Galvão. Margarida
pouvait se flatter de l’affection filiale du nouveau vice-roi du Portugal.
Le comte et la comtesse de Castelo Rodrigo vouaient en effet à son père une
amitié construite de souvenirs de jeunesse et cimentée d’une estime
admirative. Ils avaient étendu leur intimité à sa fille, née le même jour
sagittaire que leur fils.
Les convenances imposaient à la nouvelle veuve de se doter
dans les meilleurs délais d’une compagnie que ne pouvait lui fournir une
maison limitée à un maître d’hôtel et deux domestiques. Tante Zenóbia
présentait le profil idéal. La senhora de Galvão avait tourné quarante-cinq
pages de vie, uniformément vierges à l’exception de la page 16. À cette
page-là, vingt-neuf ans plus tôt à Ksar el-Kébir, son époux tout neuf,
écuyer de dom Sebastião, s’était évanoui dans le désert et dans l’histoire
avec son roi. La terre des Maures avait absorbé son mari comme une goutte
d’eau sous le soleil. Zenóbia avait revêtu à seize ans le linceul noir des
regrets éternels promis si imprudemment aux défunts, qui rendait plus
austères encore sa silhouette mince et son port rigide. Elle était confuse
de partager avec tout un peuple l’horreur de la mort sans sépulture d’un
jeune souverain dont personne n’avait pu expliquer la disparition sur le
champ de bataille. Son cœur était assez lourd et patient pour s’être
consacré à souffler sans faiblir sur la flamme résumant son bel écuyer de
chair en un concept lumineux. Zenóbia accepta sans hésitation, comme un
saint devoir, de quitter Arraiolos pour s’installer à Evora auprès de sa
nièce.
Un lendemain maussade s’était levé sur Dieppe, réveillé en
sursaut par l’angélus. Le jeudi traînait en longueur sous un ciel gris. Le
plafond de nuages était remonté, taché de macules effilochées et sombres
annonciatrices d’un retour du vent. Quand, très tôt comme la veille, Yvon
alluma les chandelles au milieu de l’après-midi, un fâcheux encombrait
l’atelier depuis plus d’une heure. Cet ancien conseiller au parlement de
Normandie était glorieux d’avoir siégé à Caen au temps où Rouen prétendait
ne pas reconnaître Henri IV. Affriandé par la renommée dont jouissait
Guillaume Levasseur, M. d’Amblimont était très irrité. Il s’agaçait de
constater que sa position sociale ne le rendait pas apte à saisir clairement
les relations entre le nord marqué haut dans le ciel par l’étoile des marins
et celui posé sur l’horizon par l’aiguille des boussoles. La connivence
entre le cosmos et les humeurs profondes de la terre échappait à son
privilège de tout comprendre mieux que le vulgaire. Les roses des vents
peintes sur les mappemondes abandonnées ici et là sur les tables aux quatre
coins de l’atelier et sur les murs accentuaient ce désagrément. Elles
indiquaient en tous sens un nord multiple et frondeur. Leurs fleurs de lys
désignaient au gré du cartographe la falaise du Bon Secours ou
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