L'arbre de nuit
l’église
Saint-Jacques etau-delà d’elle
Saint-Valéry-en-Caux, voire Rouen dans son dos. L’impertinence des portulans
désorientait le visiteur mais il y avait plus grave. Cette terre que l’on
disait ronde – ce qui ne dérangeait pas sa vie quotidienne posée bien à plat
ni ses déplacements jusqu’à Paris ou aux foires d’Amiens – avait bien piètre
allure, allongée sur la table. Orient et ponant se tenaient à distance de
part et d’autre de la mappemonde, sans suggérer l’idée d’un rapprochement
nuptial aux antipodes.
— Et tu prétends que cette peau aplatie comme une morue sèche
représenterait à merveille la sphère terrestre, pleine de matière je
présume ? Où est passé tout cet intérieur ? En quoi cette incohérence
aiderait-elle les navigateurs à parvenir en Inde ?
Le notable ne se laisserait pas berner par des concepts aussi
abscons. Il ricana.
— Nous savons bien que depuis la Baltique jusqu’aux bancs des
Terres-Neuves, maître Guillaume, pêcheurs et maîtres de barques brocardent
tes peaux prétentieuses dont ils n’ont que faire.
Occupé à transvaser l’encre neuve dans une bouteille en grès,
Yvon dressa l’oreille. M. d’Amblimont, un personnage d’une importance
vertigineuse, traitait les vélins de maître Guillaume avec la même insolence
que son père. Moins la menace du sabot dans les fesses mais quand même,
c’était très contrariant.
— Grand bien leur fasse, monsieur le marquis ! Que savent-ils
de la sphère vos maîtres de barques ? rétorqua le maître. La Terre se
rétrécit là-haut. L’Atlantique n’y est pas plus large que la Méditerranée.
Dans la mer des Provençaux, les Phéniciens n’avaient eux non plus nul besoin
de cartes marines.
Le conseiller honoraire tapotait sa botte droite d’un court
fouet de cuir, exaspéré un peu plus d’ignorer ce que ces « fénissiens »
venaient faire là-dedans. Le cosmographe lui assena alors que la gloire des
cartographes et celle des pilotes au long cours étaient justement de s’être
échappés de ces diverticules pour parcourir les océans aussi loin que
pouvaient aller les navires. Amblimont planta son chapeau sur sa têted’un coup de poing en regrettant de s’être
découvert en entrant, et tourna les talons en grommelant un improbable à se
revoir.
Guillaume salua du bras la croupe du cheval pommelé qui
ramenait le conseiller honoraire dans la société raisonnable, structurée par
les parlements, le cadastre et le bon sens inné des aristocrates. Il referma
doucement la porte et resta le front collé au carreau. Ce geste familier le
déchargeait de la tension accumulée par le dessin du monde. Sa pensée évadée
outre-mer et son regard accommodé à quelques centaines de toises sur l’autre
rive de l’avant-port se rejoignaient avec gratitude sur la ligne des toits
de Dieppe. Ce soir, elle ne serait pas illuminée par l’une des heures dorées
de la côte normande, quand le soleil apparaît un instant en gloire entre le
plafond de nuages et l’horizon de l’ouest.
— Tu as décontenancé M. d’Amblimont. J’ai peur que tu n’aies
perdu un acheteur. C’est la troisième fois depuis l’an neuf qu’un visiteur
important repart fâché. Tu ne fais pas de grands efforts pour être
aimable.
Une bourrasque ébouriffa l’avant-port et ébranla les
vitrages, les rappelant au quotidien. Maître Guillaume s’assura que la
clenche était bien engagée et tourna la tête à demi en direction de son
assistant.
— Ça y est. Le temps change. – Il revint vers François. –
Sont-ils aimables, ces sots arrogants ?
Parce qu’ils étaient d’accord tous les deux, le silence
occupa la place jusqu’à rendre distinct puis insistant le battement de
l’horloge. Elle marquait quarante minutes après cinq heures quand
retentirent étonnamment les neuf coups de l’angélus. Pour faire enrager le
sacristain, deux enfants de chœur étaient montés dans le clocher de
Saint-Jacques et avaient appelé à la prière mariale avant l’heure.
François ne sut pas que ce 10 mars 1605 n’avait pas été non
plus un jour ordinaire à Marrakech, à Evora et à Goa.
Dieppe
Deux années s’étaient écoulées.
Guillaume Levasseur travaillait à une nouvelle mappemonde. Il achevait de dessiner à la mine de plomb les contours de l’Afrique et tout l’océan Indien
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