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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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de quelques inconforts passagers, de quelques anecdotes triviales et plutôt risibles qui faisaient éclater de rire l’auditoire.
    — Raconte la fille de Portalegre qui montrait son cul aux gens de la dunette !
    — Et le jour de la pluie de lézards ?
    — Dis-nous le bœuf qui pissait dès qu’approchait le contremaître.
    Ils ne travestissaient pas la vérité par pudeur ni par souci d’être applaudis. Une étonnante amnésie frappait les survivants des traversées de la Carreira da India dès qu’ils posaient le pied à terre. Le plus utile, le plus amical, le plus rafraîchissant et le plus sain des vents de mer, l’alizé était un flux d’optimisme.

    Les deux estrinqueiros , les maîtres voiliers chargés de l’entretien de la voilure et du gréement, étaient détenteurs de tous les secrets des nœuds marins et des épissures pour lier ou réparer les manœuvres rompues. À califourchon sur leurs petits bancs de travail, ils avaient la charge de recoudre et de renforcer les voiles en toile épaisse, maniant de leurs mains durcies par les cals des instruments de couturières qui auraient pu appartenir au géant Polyphème. Ils appartenaient à la caste des gabiers, l’élite des gens de mer embarqués parmi les va-nu-pieds constituant l’équipage. La qualification de ces professionnels de la mâture les distinguait des vulgaires brasseurs d’écoutes au ras du pont. Ils étaient seuls capables de s’occuper de la voilure tout en haut des mâts, de l’enverguer, de la ferler et de la déferler, de la changer et d’établir les bonnettes. Ils en tiraient à bon droit une incommensurable fierté et aimaient se faire remarquer par leur courage et leur agilité, offrant tous les jours et surtout le dimanche un spectacle très prisé.
    À bord des caraques des Indes, les gabiers avaient coutume de pousser la démonstration jusqu’à des excentricités dangereuses, allant et venant dans la mâture pieds et torse nus, vêtus seulement de leur large pantalon serré à la cheville. C’était à qui serait le meilleur acrobate, grimpant jusqu’aux hunes par les haubans, dégringolant le long des étais, prenant d’assaut les vergues par leurs drisses ou par les balancines, se propulsant comme des singes le long des marchepieds quicouraient sous les vergues, passant main sur main du mât de misaine au grand mât par les bras du petit hunier ou le long du maroquin, un fort câble reliant horizontalement les hauts des deux mâts. La figure la plus hardie consistait pour les plus inconscients à progresser comme un quadrumane sous le maroquin. Parvenus au milieu du vide, ils lâchaient doucement les mains et se dépliaient avec précaution jusqu’à rester suspendus un instant par leurs pieds en équerre. Les voltiges de ces jeunes hommes étaient époustouflantes, et on les applaudissait au-dessous comme au cirque.

    Le jeu tourna mal le dimanche 20 avril. Cherchant à distraire un groupe de compatriotes, un garçon de Setúbal s’était lancé dans une danse grotesque debout sur la grand-vergue.
    — Bravo !
    — Encore, Carlito !
    — Bravo ! Tu es le meilleur, Carlito.
    Le pied lui manqua brusquement et il tomba cassé en deux, le ventre sur la vergue, basculant lentement en arrière sans parvenir à s’agripper à rien dans sa quête affolée d’une sauvegarde. Il disparut derrière la voile gonflée, glissant sur elle en la griffant de ses dix ongles. On vit Carlito réapparaître sur l’avant et s’écraser sur le plat-bord au niveau de la grande ancre, sur laquelle son long hurlement rauque se brisa dans un bruit mat de sac de farine balancé de l’épaule. Le corps flasque rebondit et tomba à la mer. Ses cheveux défilèrent le long du bord comme un paquet d’algues et se perdirent sur l’arrière. Les autres gabiers redescendirent en silence de leurs perchoirs, le regard tourné vers la dunette, inquiets d’une sanction possible. Les spectateurs natifs de Setúbal furent honteux et gênés d’avoir troublé la fête.
    — Quel maladroit ! jeta l’étudiant de Coimbra.
    Sebastião de Carvalho le fixa d’un œil furieux et feuilleta hâtivement les Lusiades d’un doigt expert.
    — Voilà. Camões. Chant quatre. Écoutez !
    « Ô mon fils, je n’avais que toi comme consolation, comme un tendre soutien de ma vieillesse lassequi va s’achever dans les larmes amères du désespoir. Pourquoi me laisses-tu triste et infortunée ? Pourquoi, fils chéri, t’en vas-tu

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