L'arbre de nuit
loin de moi chercher un tombeau dans la mer et servir de pâture aux poissons ? »
Il referma son livre en le claquant.
— Ce malheureux garçon méritait une meilleure oraison funèbre que le mépris d’un étudiant prétentieux.
Il jeta un regard circulaire impérieux à l’assistance mais les parties de cartes avaient déjà repris.
Deux morts furent immergés au cours de la semaine, après des services religieux solennels. Ils devaient beaucoup moins ces égards à leurs mérites passés de chrétiens excessivement ordinaires, qu’à l’opportunité de relancer la prière à bord de la caraque. Ce n’était pas faute d’exercices spirituels qui jalonnaient chaque journée. L’équipage se rassemblait le matin à l’issue de la veille de l’aube, pour réciter la longue oraison du point du jour. Chacun confiait à ce moment au ciel et à ses saints un fragment particulier de la caraque, gouvernail, misaine, coque, fûts d’eau douce ou grand mât auquel il était attaché par son occupation. Tous priaient globalement pour les âmes voyageant à bord. Le soir à neuf heures, le sifflet du maître appelait d’une même stridulation au quart de prime et au Salve Regina. Le chapelain célébrait la messe chaque matin, et celle du dimanche donnait lieu à toute la pompe habituelle. Sauf qu’elle omettait la consécration et la communion, eu égard peut-être à l’état épouvantable dans lequel seraient bientôt les bouches et les corps. Ils étaient, de toute façon, garantis usque ad Indiam par leur absolution collective.
Les processions étaient quotidiennes, qui rendaient leur utilité aux religieux en transit entre deux monastères. Après les paroxysmes des premiers jours de mer, si la piété naturelle des marins n’avait nul besoin d’être ravivée, l’assistance des passagers aux offices, aux vêpres et aux rosaires s’était fâcheusement raréfiée dans la routine de la traversée. Les moiness’étaient transformés en démarcheurs de la foi dans les recoins les plus profonds de la nau. Dans cet étiage préoccupant de la pratique religieuse, le glas appelant à l’office des morts contribuait à inviter à la prière et à rendre ce troupeau de brebis versatiles et ingrates digne de la sollicitude divine quand viendraient les épreuves. Le chapelain n’aurait alors pas trop de toutes les fois ardentes réunies pour faire de Nossa Senhora do Monte do Carmo un ex-voto collectif. Se queres aprender a orar, entra no mar disait un dicton populaire. « Si tu veux apprendre à prier, prends la mer. »
Les deux victimes avaient succombé à une mort naturelle et ne présentaient aucun symptôme de maladie contagieuse. Cousues à gros point dans leur linceul, leurs dépouilles furent déposées sur une forte planche. L’usage était d’utiliser pour les immersions la glissière qui servait d’habitude à hisser la marmite de l’équipage sur le grand fourneau. L’instrument de passage dans l’au-delà fut fourni par le gardien puisque la cérémonie avait lieu sur son territoire. Sur un coup de son sifflet, deux grumètes soulevèrent la planche débordant le plat-bord, et les cadavres tombèrent à la mer les pieds devant. Les plus proches témoins vérifièrent fébrilement, en se pliant en deux sur la lisse, qu’ils flottaient bien la tête vers l’ouest et les pieds vers l’est selon le comportement naturel des corps au nord de la ligne équinoxiale. Et surtout qu’ils ne suivaient pas le navire, ce qui aurait été un épouvantable présage.
Outre ces cas bénins, la santé du vice-roi déjà malade en embarquant était devenue très préoccupante. Le jour de l’accident du gabier, dom Joào Forjaz Pereira avait eu un malaise pendant la messe qu’on disait sur la dunette pour les notables. Il restait claquemuré depuis une semaine dans ses appartements. Ses fonctions avaient aussitôt appelé Jean à son chevet où ses visites régulières s’étaient transformées en longues veilles d’où il revenait affairé et soucieux. Le vice-roi, qui présentait les symptômes d’une légère pathologie poitrinaire froide lors de son arrivée à bord, s’était mis à tousserquelques jours après l’appareillage. Les quintes étaient de plus en plus rapprochées et le malade devenu fiévreux crachait un peu de sang. Jean avait composé une thériaque grâce aux drogues et aux épices qu’il était allé chercher dans son coffre d’apothicaire, accompagné par le
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