L'arbre de nuit
d’intimité conviviale. Chacune avait sa recette thérapeutique qu’elles accueillaient en battant des mains comme s’il s’agissait d’une surprise. Custodia proposait des mandarines confites. Jeronima, des écorces de citron macérées dans du vieux xérès. Dona Elvira et Maria Emilia, leurs chaperons, déballaient avec une lenteur rituelle leurs confitures de courge de l’Algarve l’une et de coings l’autre. Margarida détenait huit bocaux de citrons confits. Elle avait suggéré de rationner ces douceurs acides, sous peine de consommer leurs réserves avant même de traverser l’équateur. Elles s’étaient mises d’accord sur une petite cuiller par personne à la fin du dîner vers dix heures du matin. Étant réputées être d’or le matin et de plomb avant le sommeil, les sucreries avaient été bannies du souper qu’elles prenaient tôt, à quatre heures de l’après-midi, au moment de l’extinction des fogões . Ces douceurs et un peu de bouillon constituaient l’essentiel de la subsistance de Zenóbia de Galvão.
Elles se réconfortaient en s’accordant sur le fait que leurs journées n’étaient finalement pas beaucoup plus vides qu’au Portugal. Sans doute les relations mondaines étaient-elles réduites à leur plus simple expression. Elles ne voyaient personne, mais comment auraient-elles reçu dans leur trou ? Et comment pourrait-on imaginer les convier à quelque réception formelle ? Chacun vivait à bord replié sur ses pensées. Leurs sorties fréquentes sur le gaillard constituaient le plus clair de leur vie sociale. Les civilités s’y bornaient à des courtoisies gestuelles et à quelques propos n’appelant pas de réponses sur les santés réciproques et sur le temps. Juste polis, sans jamais risquer de passer pour des conversations galantes.
Le tillac était plus animé. Devenu un rendez-vous populaire, il se remplissait un peu plus chaque jour de convalescentsréconciliés avec l’océan. On appelait ce lieu de rencontre le converso , par un jeu de mot sur convés , le mot portugais pour désigner le pont. On y jouait beaucoup, à longueur de journée jusqu’à ne plus y distinguer un chien d’un loup, un fil blanc d’un fil noir. Des petits groupes de joueurs affairés et experts tournaient le dos aux badauds qui regardaient par-dessus leurs épaules. Ils jouaient avec des éclats de rire et des grandes claques bruyantes, ou au contraire dans un silence tendu quand les enjeux étaient importants. Les dames et les échecs étant plutôt les jeux élégants des élites du gaillard d’arrière, on abattait à satiété les cartes sur le pont et les dés roulaient dans tous les recoins du navire. C’était, sinon le meilleur, du moins le seul moyen de mettre son ennui entre parenthèses. Voire de faire fortune avant l’heure grâce aux paris et aux jeux d’argent, bien qu’il fût interdit de miser ses biens personnels. Le capitaine et les franciscains veillaient attentivement à faire respecter la règle sur les jeux de hasard, moins par souci de protection de cette société capable de se débrouiller toute seule que pour prévenir disputes et désordres. Pour préserver tout au moins le ciel des imprécations et des blasphèmes. En fait, les jeux étaient tellement nécessaires au maintien de l’ordre social à bord de cette nef désœuvrée où l’on s’ennuyait lentement, que les batteurs de cartes et jeteurs de dès étaient laissés en paix aussi longtemps qu’ils contenaient leur excitation.
Le père Vicente Martins de la Compagnie de Jésus avait imaginé que les parieurs chanceux pouvaient utilement contribuer par quelques aumônes au soutien de l’infirmerie. Des infirmiers élus chaque semaine parmi les fidalgos et tous les titulaires de charges entretenaient de leur générosité les plus pauvres malades. L’idée était d’étendre autoritairement ces libéralités aux amateurs de distractions réprouvées par l’Église. Les joueurs s’étaient vite adaptés au règlement et surtout aux extorsions du père Martins en acquérant des réflexes de pensionnaires ou de prisonniers au secret. Tels des ventriloques, ils étaient capables de mettre en doute l’impartialité de la Vierge, d’injurier le ciel et de menacer ses saintsde décapiter leurs statues au retour sans desserrer leurs dents bloquées par un trismus rageur.
Rien ne se passait comme ailleurs sur ce bateau en route pour les Indes, mais l’un dans l’autre, la vie y
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