L'arbre de nuit
miraculeusement efficace, ton élixir te vaudrait aussitôt un procès en sorcellerie. Ce navire héberge assez de dominicains excités pour qu’ils ordonnent un autodafé.
François soupira. Jean lui promit de vérifier avec discrétion que l’objet de sa passion avait pris la précaution comme la plupart des officiers de faire provision de sirop d’agrumes dès qu’il aurait l’opportunité de se rendre à l’arrière. Il pensait que l’approche du péril allait rendre le nouveau capitaine-major plus civil à son égard, et qu’il ne tarderait pas à être convoqué dans ses appartements.
— En attendant, inspecte régulièrement tes poignets et tes cuisses. Pour le moment, je ne vois pas d’ecchymoses sous tes yeux de chien battu.
Dans la chambre des dames du château d’arrière, la nouvelle de l’apparition du mal de bouche avait été reçue avec fatalité comme une épreuve attendue. Après avoir prié la Vierge toutes ensemble, les six femmes s’étaient félicitées d’avoir pensé à rationner les confitures et les macérations d’agrumes, de courges et de coings. Elles leur devaient une bonne santé relative pensaient-elles à juste titre. Elles étaient navrées cependant de l’incoercible mal de mer de Zenóbia de Galvão. Margarida s’inquiétait beaucoup de la voir dépérir sans parvenir à se sustenter. Elle avait émis le souhait de faire appeler le médecin français attaché au capitaine-major. Le secrétaire du comte da Feira l’en avait vivement dissuadée, offusqué qu’elle pût imaginer consulter le médecin appointé par le vice-roi comme un rebouteux de village. Il lui avait fait envoyer le barbier pour libérer la malade chronique de l’excès de bile responsable de ses humeurs nauséeuses. La saignée avait laissé un peu plus pantelante une femme qui n’en pouvait plus. Cette déconvenue remit dans la mémoire de dona da Fonseca Serrão la rencontre, le jour des poissons volants, de ce jeune homme de Dieppe qui savait tant de choses sur João Alfonse. Elle se demanda s’il était atteint du mal. Elle se dit qu’il avait bien de la chance d’être entre les mains expertes de son compagnon de voyage et elle enragea de se voir interdire stupidement de faire appel à lui pour ranimer sa malheureuse tante.
Le mal se répandit comme une épidémie. Ses premières victimes furent regroupées d’abord au premier pont, où les pères de la Compagnie de Jésus qui s’étaient préparés à cette tâche firent de leur mieux pour organiser un hospice où régna vite une odeur insoutenable. Cet espace de souffrance fut naturellement placé sous le double sacerdoce de Jean pour les emplâtres, les onguents, les électuaires et les thériaques, et du barbier assisté de l’aide pilote pour les saignées qui horrifiaient l’apothicaire. Les victimes avaient peu de chances de résister plusieurs mois aux effets des saignées répétées. La veine basilique du bras gauche – c’est-à-dire la plus volumineuse des veines superficielles de sa face interne – devait êtreouverte largement dès le second jour du traitement. Les Anglais scarifiaient la veine du petit doigt à la manière des Arabes. Le principe était d’évacuer au plus vite les humeurs noires sans polluer le sang vermeil.
Jean s’affolait tout autant d’autres pratiques barbares. La rate était suspectée de jouer un rôle fondamental dans l’évolution de la maladie. Il se disputait sur ce point avec le barbier à mots feutrés mais incisifs.
— La charge de la rate est, selon les docteurs, d’attirer l’humeur noire de peur qu’elle ne se mêle avec le sang.
— Je t’accorde que le dysfonctionnement de l’organe ne faisant point son devoir corrompt la masse du sang et dérègle les fonctions vitales.
— Il faut donc la détruire.
— La soigner ! L’oindre d’emplâtres, de gommes et d’onguents. Beaucoup de plantes, de racines et d’épices européennes ou exotiques peuvent entrer dans leur composition.
— Il faut la calciner par des cautères.
— C’est une pratique mortifère !
— C’est la prescription d’Hippocrate.
D’un accord tacite, le tandem fonctionnait malgré tout puisque les prérogatives du barbier étaient respectées et que Jean pouvait faire de son mieux pour en limiter les effets néfastes avec l’aide dévouée des religieux.
Comme il s’y attendait, Noronha appela l’apothicaire en consultation. Il fut accueilli par une engueulade
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