L'arbre de nuit

longitude. Ni l’œuvre du Créateur.
    François était pétrifié. Il avait souvent parlé de cela avec Guillaume Levasseur qui réfléchissait beaucoup au problème et considérait en tout cas qu’il pouvait sans la moindre difficulté gérer l’astronomie nautique établie selon les principes de Ptolémée, sans s’interroger pour autant sur la Genèse ni sur le système de Copernic. Il ne quittait pas des yeux le jésuite qui se pencha vers eux.
    — Le débat est de longue date. Le premier à imaginer que le soleil pourrait bien être le centre de l’univers fut Aristarque de Samos près de trois cents ans avant la naissance du Christ.
    — Ptolémée a réfuté cette hypothèse.
    — Peut-être a-t-il eu tort. En tout cas, Kepler, un luthérien, travaille à confirmer les théories de Copernic. Il appuie son calcul du mouvement des planètes sur les observations de l’astronome danois Tycho Brahé.
    — Toi, un religieux, tu parles de ce bouleversement d’un dogme comme d’une banale hypothèse scientifique. Je ne comprends plus.
    — Attendez, mes amis. Un mathématicien de l’université de Padoue, un nommé Galilée, a soulevé une nouvelle émotion parce qu’il affirme lui aussi que la terre tournerait autour du soleil.
    — Admettrais-tu donc l’hypothèse d’une terre en vadrouille dans le ciel ? Je rêve !
    Antão fixa Jean et joignit les mains en souriant, les yeux au ciel.
    — La volonté divine échappe en réalité aux mortels. Surtout aux philosophes autoproclamés qui se pensent assez intelligents pour oser l’interpréter, la contester ou la glorifier. Quelle vanité ! L’œuvre de Dieu est immense, Jean. Je prie chaque jour pour qu’il m’éclaire.
    Il rapprocha sa tête d’eux pour leur parler encore plus bas.
    — Savez-vous que ce sont les mathématiciens et les astronomes du collège romain de la Compagnie de Jésus qui ont réfléchi autour du père Christopher Clavius à la réforme du calendrier décidée par Grégoire XIII ?
    — Quel rapport avec l’ordre du monde ?
    — Mes frères s’intéressent à la justesse de son fonctionnement. Ils ont accueilli avec déférence ce Galilée dérangeant quand il est arrivé à Rome.
    — Malgré sa réputation sulfureuse ?
    La lunette de Galilée passionnait les jésuites. Son système optique était capable de grossir la perception du cosmos au point de révéler dans le ciel des merveilles jusqu’alors invisibles, de voir le réel divin et non l’imaginaire des poètes, des idolâtres et de certains scolastiques. C’est pourquoi ils tenaient Galilée pour un astronome de génie. Il les connaissait bien pour avoir fréquenté leurs collèges dans sa jeunesse. Pour le reste, assura Antão, ils attendaient sereinement le jugement des pères théologiens, les conclusions que leur général tirerait de ce débat et les directives qu’il leur fixerait.
    Jean extirpa dans le réa d’une poulie une plume restée coincée, perdue par l’une des dernières volailles de la basse-cour. Il la fit tourner alternativement dans un sens puis dans l’autre entre le pouce et l’index, comme pour donner plus de légèreté à ses propos.
    — Et tu te rendras à la décision de ton général ?
    Antão ferma les yeux sur un sourire énigmatique qui devait être perçu comme un signe d’évidence tout en laissant imaginer aussi bien son contraire. Jean laissa planer le doute.
    — Je n’ai personnellement aucun titre à oser déclarer quelque idée là-dessus, mais je laisse le soin de m’éclairer aux astronomes plutôt qu’aux évêques et à saint Augustin. Voire aux jésuites, Antão, bien que votre démarche pragmatique me plaise beaucoup.
    — Tu n’as pas de chance, cher Jean. Le père Clavius est réputé être l’un des meilleurs astronomes d’Europe. On peut donc être jésuite et astronome à la fois.
    Jean leva les deux bras en signe de renoncement.
    — En fin de compte, que Dieu ait décidé de faire tourner le monde dans un sens ou dans l’autre ne change pas grand-chose à l’identité de la terre si l’on a l’humilité de considérer que l’homme n’est qu’une petite boulette de matière physique dans l’univers.
    — Alourdie du poids incommensurable de son âme.
    — Je te l’accorde. Mais cela n’empêche pas la possibilité d’un monde infini. Cela change-t-il quelque chose à la prépondérance de l’âme ?
    — Tu rejoins Galilée.
    Les astronomes jésuites et plusieurs