L'arbre de nuit
Antão. Depuis longtemps, tu le sais sûrement.
Il savait en effet que l’on pouvait contourner cette difficulté en observant l’heure locale des phénomènes universels que sont les éclipses de la lune ou du soleil. Des tables astronomiques donnaient les prédictions de l’heure de ces occultations à l’endroit où elles avaient été calculées, à Cadix, Salamanque, Coimbra ou Marseille. La différence des heures locales du phénomène autour du monde équivalait à leur différence de longitude selon le rapport que venait de rappeler Jean. Grâce aux horloges mécaniques, on déterminait assez bien l’heure locale d’un instant à partir de la culmination du soleil méridien marquant précisément midi.
À l’objection que les horloges étaient imprécises, le jésuite rétorqua que c’était vrai dans le long terme mais qu’elles suffisaient à transporter un temps convenable dans le cours d’une journée. Il était possible en tout cas de comparer les heures locales d’observation d’un phénomène céleste et de déduire de leur différence l’écart des lieux d’observation autour de la Terre. C’est-à-dire de mesurer une longitude.
— Antão, nous n’avons jamais reçu un interlocuteur aussiéclairé que toi dans l’atelier de Guillaume. Il serait aux anges de participer à notre conversation. Il est d’ailleurs bien plus érudit que moi, qui ne fais que répéter sa science.
— Je n’ai aucun mérite. Quelques-uns de nos frères ont pratiqué de telles observations.
Jean était un peu agacé de rester le témoin d’une discussion sur les mathématiques et l’astronomie. Il affecta de traiter sur un ton plaisant l’un des rares sujets qui lui échappaient.
— Je vous entends bien l’un et l’autre. L’occurrence d’une éclipse est exceptionnelle. Tes frères jésuites désoccupés ont tout le temps mais les navigateurs ne peuvent compter là-dessus. Sinon des naufragés sur une île inconnue, attendant faute de mieux la prochaine éclipse de lune ou de soleil pour savoir où ils sont.
— Où ils ne sont pas, Jean, puisque leur île inconnue n’est pas portée sur les cartes.
Cessant de plaisanter, l’apothicaire leur rappela d’un coup qu’il était assez savant pour les prendre l’un et l’autre à revers.
— À supposer que les théories de Copernic soient vérifiées un jour, seraient-elles de nature à résoudre le problème de la longitude ?
François se tassa sous le choc et jeta un regard éperdu en direction du jésuite qui ne réagit pas. Il baissa instinctivement le ton, voûté comme pour se rendre moins visible à des inquisiteurs aux aguets. Il murmura, la bouche presque collée à l’oreille de Jean :
— Claironner le nom de Copernic en public, c’est de la folie ! La Congrégation de l’Index a voué aux gémonies ce Polonais et son hérésie. Son œuvre posthume est à l’index depuis plus de soixante ans. L’Inquisition est partout ! Aurais-tu retenu une place sur le bûcher ?
— En effet, mes frères, murmura Antão. On a brûlé vif Giordano Bruno il y a juste sept ans. Le Saint-Office accusait ce philosophe de postuler l’infinité plurielle du monde.
François vérifia d’un rapide regard circulaire l’absence d’oreille à portée d’écoute sur le gaillard et poursuivit à voix basse :
— Entre nous, il est légitime au moins de se poser unequestion de principe. Je dis bien, de se poser la question. Il ne s’agit pas de prendre parti car l’incertitude est naturelle. Toi-même, le savant parisien qui as vu les nouveaux mondes, peux-tu décider raisonnablement si la terre tourne autour du soleil ou bien l’inverse ?
À sa stupeur, Antão vint calmement à son aide. Tenant son chapeau à bout de bras, il le promena lentement d’un geste de semeur, en faisant remarquer à Jean qu’il le voyait se déplacer de la gauche à la droite de son champ de vision. L’ayant immobilisé, il lui demanda de tourner la tête de droite à gauche et de constater que son œil percevrait exactement le même déplacement. Tout étant apparence pour des yeux d’homme, que la voûte céleste et le soleil tournent autour de la terre, où que la terre tourne autour du soleil, qu’elle tourne sur elle-même ou que tout cela tourne dans un univers plus grand encore ne changeait en rien la nuit contemplative des bergers ni le ciel ingénieux des marins.
Il conclut après un temps suspensif :
— Ni le secret de la
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