L'arbre de nuit
activées à longueur de journée par les grumètes s’efforçaient d’épuiser ce cloaque comme un tonneau des Danaïdes. Pourchassée à grands seaux d’eau de mer, l’odeur surnageait, résistait, s’arc-boutait. Elle enlaçait comme une pieuvre gluante. Elle encollait les bois du navire comme un parasite immonde, indestructible, renaissant sans cesse comme les têtes de l’Hydre de Lerne.
C’est cette puanteur s ui generis que les nefs apportaient en Inde à travers mille périls, en plus des métaux fins qui les lestaient au nom du roi. C’est elle aussi que l’on échangerait à Goa contre du poivre et du girofle.
La maladie se déclara le dimanche 8 juin pendant la messe. Ou du moins, couvant depuis quelques jours, elle sembla se manifester comme si, depuis le malaise du défunt vice-roi, l’office dominical était le révélateur de tous les maux. Le chapelain fut le premier à remarquer, en se tournant vers l’assistance dans un geste d’oraison, que plusieurs visages des premiers rangs étaient meurtris de légères bouffissures violettes. Il s’en ouvrit à Jean qui était sur ses gardes depuis quelques jours.
— Je guettais comme vous les premiers symptômes, padre. Selon mes questionnements là-dessus au cours de mes voyages aux Amériques, le mal se déclare régulièrement aux abords du soixante-dixième jour de mer. Il tombera demain.
— Cette précision est impressionnante.
— À bord des bateaux portugais qui font route directe le long du golfe de Guinée, il apparaît aux approches de Luanda. Les marins le nomment pour cela le mal de Luanda.
— Est-ce donc une question de durée ou de région malsaine ? Quelle relation serait possible entre ces facteurs indépendants l’un de l’autre ?
— Personne n’explique cette fatalité. Ni les médecins, ni les apothicaires, ni les astronomes, ni les philosophes, ni les archivistes, ni les gitanes qui disent deviner tout.
— Ni les prêtres, cher fils. Marie et le Seigneur semblent parfois inattentifs à nos prières.
— Ils ont tant à écouter. Ce mal semble craindre la terre ferme puisque l’on y guérit presque aussitôt et qu’il s’y déclare très rarement. Les parasites qui nous infestent à bord sont familiers de nos cités. Ils y propagent la peste ou le typhus mais jamais ces symptômes.
— La corruption de nos vivres ?
— Elle ne produit pas des effets aussi terribles ni dans les villes ni dans les campagnes.
— L’air marin, alors ?
— Il est humide et chargé de sel. Mais puisque les populations du littoral n’en sont pas importunées, il n’est pas en cause non plus. Il semble clair que nous transportons avec nous cette maladie mystérieuse. Elle semble se cacher dans les cales. Pas de tous les navires. Seulement dans les caraques des Indes.
— Je suis bien ton raisonnement, Jean. Mais alors, quel est donc cet influx si particulier et si néfaste tapi au fond des caraques ? Un miasme ? Un parasite ? Un effluve ? Une humeur ?
— Peut-être un épuisement de l’air des entreponts. Trop longtemps respiré par trop de poumons, empuanti, il perdrait chaque jour un peu de certains principes vitaux qui viendraient à manquer à la longue.
— Cela ne se peut. L’exposition continue au grand air ne suffit pas à guérir les malades.
— Bien sûr. Cette hypothèse n’est pas satisfaisante. Le vieillissement de l’eau de nos futailles qui se traduit par une putréfaction nauséabonde est une explication résiduelle.
— Certains affirment en effet avoir été guéris par l’absorption d’eau de source ou d’eau de pluie mais ce n’est pas prouvé.
— J’ai beaucoup réfléchi à cette calamité nautique bien étrange. Elle pose un problème insoluble aux médecins et aux philosophes. Elle dépasse l’intelligence humaine.
Le père écoutait l’apothicaire avec attention.
— Une malédiction ?
— Rien d’autre ne tient.
— Mon fils, dans son livre qu’il a consacré à la Cité de Dieu , saint Augustin désapprouvait les longs voyages en mer comme étant contraires à la volonté divine. Ces signes et les morts qui vont survenir pourraient être des marques aveuglantes du mécontentement de notre Seigneur.
— Pourquoi pas ? Puisque la science des docteurs est dépassée, tu as peut-être raison.
— Le caractère sacré de cette punition expliquerait que les misères causées par le mal de Luanda dépassent l’entendement que Dieu nous a
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