L'arbre de nuit
introductive pour avoir été incapable de guérir le comte da Feira. Jean faillit rétorquer qu’il devait après tout sa nomination de capitaine-major à sa carence supposée. Faute de mieux, il fut confirmé dans ses fonctions par le nouveau maître du destin de la flotte.
Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, François et Jean retrouvaient chaque soir Antão de Guimarães sur le gaillard d’avant. L’air y était plus vif et les joueurs bruyants moins nombreux. Ils y échangeaient leurs connaissances sur la géographie, les sciences nautiques et l’ouverture de l’Asie à la culture occidentale. Ils faisaient le point quotidien sur les perspectives de bonne traversée offertes au navire et à ses passagers par Dieu et par ses acolytes mortels en charge de la navigation. Au fil de leurs conversations, une familiarité nourrie d’une réelle sympathie réciproque leur faisait aborder des domaines qui les ravissaient mutuellement.
Le 21 juin, jour du solstice d’été qui était bizarrement devenu l’hiver depuis qu’ils avaient franchi l’équateur le lundi de Pentecôte, leur entretien prit un tour inattendu. François venait de développer la controverse entre les astronomes grecs, arabes et provençaux sur la longueur de la Méditerranée, et de rappeler en conclusion que les découvreurs avaient démontré par l’expérience que le rayon de la terre était plus grand qu’on le croyait, et que les dimensions des continents étaient moindres.
— En réalité, personne ne sait exactement chiffrer les dimensions des terres et des mers d’est en ouest, car la mesure de la longitude échappe toujours aux cosmographes et aux navigateurs.
Antão rebondit sur la dernière phrase.
— Il est surprenant que la longitude reste si étrangement fugitive, alors que les pilotes mesurent aisément la latitude, la seconde dimension du monde. Les traités de la sphère sont disons... elliptiques sur ce point. Quelle est là-dessus ton opinion ?
— Mon Dieu ! Frère Antão me ferait-il l’immense honneur de juger un assistant cartographe capable d’éclairer un jésuite sur l’ordre du monde ?
— Ne dérange pas le Seigneur inutilement. Parle, mon frère. Je te dirai ensuite si tes lumières ont éclairé les régions obscures de mes connaissances.
Le religieux rit franchement en se tournant vers Jean, qui se frotta les mains et se carra confortablement sur la glène de cordage qui lui servait de fauteuil.
— Je ne vois pas très distinctement ce que je vais réussir à t’apprendre.
— Bien au contraire, François. J’ai des notions d’astronomie sans avoir l’expérience d’un pilote hauturier. Les subtilités du domaine maritime échappent à la majorité des terriens. Même aux jésuites. Je pense en réalité que la plupart des savants n’y entendent goutte, quoi qu’ils en laissent supposer.
— Antão a raison, renchérit Jean. Personne ne comprend rien à la navigation, hormis les pilotes.
— Et encore, pas tous les pilotes. Tant pis pour vous. On ne peut résoudre la longitude parce qu’elle est insaisissable.
— Allons donc ! protesta Jean. L’argument est trop facile.
— La longitude, la longueur du monde d’occident en orient selon la langue grecque, nous est inaccessible parce que, du fait de la rotation de la terre, elle réside en un rapport intime entre la circonférence et le jour, c’est-à-dire entre l’espace et le temps.
Antão opina de la tête.
— Je suis d’accord qu’il s’agit de trouver un intermédiaire mesurable et fiable entre les trois cent soixante degrés de la circonférence terrestre imaginés par commodité arithmétique à Babylone et la durée du jour de rotation, tout aussi arbitrairement découpée en vingt-quatre heures depuis les Romains.
— Jusque-là, cela semble logique, interrompit Jean. Un rapide calcul mental me fait proposer qu’une minute de temps vaut quinze minutes de circonférence terrestre et le tour est joué. Je ne vois pas où est le problème.
— Exact mais faux. Le problème est que l’on ne sait pas apprécier cette relation simple avec assez de précision, faute de sabliers, d’horloges ou de clepsydres, d’instruments de mesure du temps d’une sensibilité et surtout d’une régularité que seul le diable pourrait nous offrir.
— Il me surprendrait, mon frère, que le diable fasse un cadeau pareil aux créatures de Dieu. Il faut donc chercher ailleurs.
— On cherche, frère
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