L'arbre de nuit
dirigé vers les Indes par les intentions affichées du capitaine-major et de son pilote, restait à savoir si la flotte se plierait à un ordre illégal ou si elle suivrait la décision collective du conseil. Tout bien pesé, après un débat animé, les partisans du retour à Lisbonne durent se rendre à l’évidence. Si l’amirale poursuivait sa route vers Goa comme le faisaient déjà les galions dissidents, le retour de quelques caraques au Portugal – même si elles obéissaient à une décision raisonnable et conforme à la règle – soulèverait dans la société lisboète un tourbillon d’opprobre dont aucune réputation ne sortirait indemne. Contrairement à leur sentiment et aux instructions royales, les meilleurs professionnels de la flotte acceptèrent le dos voûté et le front bas de parapher la décision de mettre le cap sur l’Atlantique sud.
Aux abords du quarantième parallèle de latitude sud, un flux d’ouest déchaîné balaye tout le tour de la Terre, soulevantune mer énorme. On entre dans le domaine des quarantièmes rugissants. Obligés de traverser l’Atlantique Sud pendant l’hiver austral pour attraper la mousson, les Portugais s’étaient frottés aux mers tempétueuses dès la conquête de la route des Indes. Un siècle plus tôt, déjà, la flotte de Pedro Alvares Cabral qui partait installer l’empire et qui venait de découvrir le Brésil avait été balayée par une terrible tempête dans les parages de Tristan da Cunha, un îlot volcanique projeté par les forces telluriques pour surgir en plein Atlantique. La plupart des navires avaient disparu dans le cataclysme, avec Bartolomeu Dias, le découvreur du cap de Bonne-Espérance. Devant la constance des mers démesurées, les Portugais évitaient depuis longtemps de se frotter aux vagues démentes des parages du volcan noir qu’ils avaient rendu à sa solitude désolée. Ils ne dépassaient plus la latitude de 33 degrés sud, voire 35 quand la saison n’était pas trop avancée.
En plein hiver austral, Cristóvão de Noronha entendait aventurer la flotte deux degrés plus bas encore en latitude, dans l’espoir de se faire pousser à une allure d’enfer vers le cap de Bonne Espérance. Téméraire ou insensée, sa décision quasi régalienne était lourde de conséquences. Le commandement accidentel du capitaine-major légitimait évidemment son désir d’exercer avec panache cette charge inespérée. Chacun pouvait comprendre sans malveillance que la perspective de ramener piteusement à Lisbonne une poignée des navires de la flotte éparpillée n’était pas envisageable par un homme de son ambition. D’autant plus que les capitaines frondeurs étaient en train de faire voiles au plus court vers Goa.
Dans l’instant, si l’instabilité du vent minait l’espoir de parvenir à attraper la mousson par la queue, la mer encore très maniable ne suggérait nullement les tempêtes promises dans les latitudes australes. L’optimisme régnait encore puisque le pire n’est jamais certain. La controverse avait déjà gagné tous les navires. Elle agitait les équipages mais elle laissait les passagers plutôt indifférents. Le paradoxe était que l’idée de rentrer, d’abréger leurs privations, leur gêne et leur lassitude était insupportable à des malheureux en survie. Dansla monotonie d’un farniente obligé qui allongeait encore la durée exaspérante de journées vides, les passagers étaient physiquement et moralement épuisés au point d’admettre déjà, à peine partis, que mourir en route était une issue éventuelle de leur voyage. Ils venaient de passer un peu plus de deux mois en mer. Le plus dur restait à faire : traverser l’Atlantique sud dans ses parages rugissants et remonter le canal de Mozambique jonché d’écueils. Encore cinq ou six mois au mieux étaient à endurer. Restait donc à revivre deux fois encore le calvaire passé, aggravé par des conditions de santé, de climat et de mer bien pires. Mais si les augures du navire disaient vrai, si l’on allait hiverner à Mozambique, le voyage allait durer encore un an. Ou une éternité pour ceux qui y seraient ensevelis en vrac dans une fosse commune.
On transféra le corps de dom Joào Forjaz Pereira sur la flûte Cabo Espichel avec les honneurs de son rang. Le ciel construit de petits nuages très purs lui jeta un semis de fleurs blanches sur la longue houle lisse comme le miroir déformant d’un montreur forain de curiosités.
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