L'arbre de nuit
invitation à s’asseoir. Affichant un air absent, il passait une peau d’isard pyrénéen sur les flancs d’un astrolabe nautique. François ni aucun pilote ou cartographe de Bretagne ou de Normandie – ni aucun Français à plus forte raison – n’avaient jamais vu de leurs yeux un astrolabe, s’ils en connaissaient l’usage et la description par les traités de navigation. François vécut cette révélation d’un objet mythique comme un choc. Il contint son émotion car, au-delà de cette mise en scène, l’éclat de l’instrument étincelant de tout son alliage cuivreux pouvait indiquer que son propriétaire ne l’avait pas souvent exposé aux embruns. Ce n’était pas un indice suffisant pour juger de l’expérience de maître Fernandes, mais cette constatation facilita son application à prendre un air simplement attentif supposé montrer à son interlocuteur qu’il n’était pas impressionné.
D’autant plus que le pilote-major aurait été mieux avisé de manipuler une arbalète, un instrument en bois d’une nouvelle génération dérivé du vieux bâton de Jacob, moins spectaculaire, beaucoup moins coûteux mais plus précis. Mieux,chaque pilote habile pouvait construire une arbalète de ses mains en suivant les instructions données par tous les livres de mer. François en avait construit une lui-même sous la direction de Guillaume. Décriée par les pilotes ibériques, les Hollandais en faisaient grand cas. L’astrolabe était déjà un instrument désuet au début de ce nouveau siècle. François se sentit fort de cette insuffisance.
La récapitulation de ses connaissances instrumentales traversait distraitement sa pensée, comme s’il vivait la scène en spectateur. Les bras ballants devant l’impressionnant examinateur, il était en réalité assez bouleversé pour qu’il se demandât si le pilote entendait son cœur cogner dans sa poitrine. Le mage rompit enfin le silence. Il parla en nasillant un peu, détachant les mots articulés jusqu’à la caricature. C’était une chance pour le Français, concentré à l’extrême sur sa compréhension encore besogneuse du portugais. Maître Fernandes était imbu de sa science ésotérique et de ses prérogatives, mais il était confronté à un problème assez épineux pour mériter qu’il portât attention – sans concéder un iota de sa morgue – à ce jeune homme présomptueux que sa nationalité française rendait sinon irrecevable, du moins douteux. Il avait rapidement apprécié malgré sa réserve initiale la culture fine et la discrétion de Jean Mocquet, qui n’avait pas cherché, comme il le craignait, à rivaliser avec lui auprès du vice-roi en matière de sciences impénétrables. À priori, l’assistant de l’apothicaire français ne pouvait donc être médiocre.
L’entretien en forme d’examen se déroula dans une sorte de lingua franca rendue possible par les progrès de François et surtout grâce à son imprégnation des ouvrages portugais de la bibliothèque de Guillaume Levasseur. Il sentit en tout cas qu’il était maintenant capable de se débrouiller en terre lusitanophone.
— L’aiguille est fausse depuis trois jours. Elle s’est mise à tirer de trois quarts au nord-est. Malgré mon interdiction formelle, mon aide a voulu s’attirer l’intérêt d’une passagère en lui montrant le compas de route. Cette pucelle était dansses purgations et ses humeurs ont gâté l’aiguille. J’ai renvoyé cet imbécile à Lisbonne où il sera incarcéré à la Casa et jugé. Sa faute est majeure. Il méritait la cale si la flotte n’avait trop de soucis pour perdre du temps à cela.
François, qui avait senti une bouffée de chaleur l’envahir à l’idée que Margarida pût être la cause néfaste de cette affaire, fut aussitôt rassuré par la révélation de la virginité de la fautive mais il resta rouge de l’indécence de son analyse. Il fut surtout horrifié à l’évocation de la cale, une punition extrême qui consistait à précipiter le supplicié à la mer depuis l’extrémité de la grand vergue, et à le faire passer d’un bord à l’autre en le halant sous la coque par un filin. On réchappait quelquefois à la noyade, marqué à vie par des déchirures sur tout le corps causées par les coquilles de la faune parasite de la carène.
D’autre part, la dégradation d’une aiguille marine était un accident gravissime affectant le destin d’un navire au long cours et donc
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