L'arbre de nuit
cardinaux ouverts à la réflexion comme le cardinal Bellarmine s’efforçaient à l’époque de concilier l’apparemment inconciliable. Ils constataient que maisons professes et observatoires, théologiens et astronomes ne traitaient pas des mêmes problèmes. Ou du moins qu’ils ne les abordaient pas de la même façon ni dans le même but. L’Écriture et la nature n’étaient pas en contradiction si l’on ne tentait pas de les rapprocher à tout prix. Elles étaient simplement deux lectures différentes du monde. Jean, qui n’avait aucune préférence quant à déclarer Copernic hérétique ou bon chrétien, se dit convaincu que l’alternative n’intéressait pas Dieu, soucieux de distinguer plutôt ceux qui avaient compris son œuvre et ceux qui se trompaient.
— Lesquels seront les élus ? Je ne me prononce pas sur ce point. Je laisse aux savants le soin de trancher cette querellescolastique sur le centre de l’univers. Nous ne tarderons plus à avoir leur réponse.
— Tu ferais un bon jésuite, commenta Antão, qui prit un air sévère. Mes bons amis, ne vous méprenez pas. J’accepte le débat sur ce sujet sensible mais la querelle n’est pas seulement scientifique. L’Église forme un tout reposant sur une doctrine unique. Les jésuites n’en sont qu’une partie. Une partie très critiquée. On nous déteste. L’Inquisition est extrêmement puissante à Goa et il en faut bien peu pour être soumis à la question comme hérétique. Je ne vous le souhaite pas.
Il les dévisagea longuement l’un puis l’autre.
— À Rome, le bûcher sur lequel on calcine les hérétiques est toujours prêt à être mis à feu sur le Campo dei Fiori. À Goa, m’ont dit mes frères, les autodafés ont lieu régulièrement au Campo de Santo Lázaro devant l’hôpital des lépreux.
— Je te donnais récemment le choix entre la prison ou le couteau d’un sbire, murmura Jean. J’avais oublié l’Inquisition. Nous ne sommes qu’au tiers voire au quart du voyage. Ça va être difficile, François !
Dans l’effervescence quotidienne de la maladie, on faillit oublier la finalité du voyage. Le 27 juin à l’aube, une vigie cria la terre, et son hurlement enfla dans des proportions incroyables. Les insomniaques et les pratiques nocturnes du gaillard d’avant se dressèrent d’un bond. Les grabataires du tillac se retournèrent sur le ventre, et se mirent debout en prenant appui sur leurs genoux et sur leurs bras. Un instant plus tard, une émeute surgie des profondeurs les piétina pour accéder au bastingage. On avait souvent signalé le Brésil à tort car les nuages tropicaux bien nets dépassant derrière l’horizon ressemblent à des montagnes, surtout quand le soleil couchant les rend opaques et sombres. Tout le monde commettait cette erreur à bord des navires au long cours. Colomb avait déjà contraint ses marins à tourner sept fois leur langue dans leur bouche avant d’annoncer à chaque instant, les yeux fous, qu’on apercevait le royaume du Khan.
Au soir, le pilote fit sonder et reconnut formellement le lendemain dans la ligne grise qui avait grandi le cap de Santo Agostinho par 8 o sud, à une trentaine de milles marins au sud de Recife, la capitale de la capitainerie de Pernambouco. C’était, selon le Routier de la côte du Brésil du pilote LuisTexeira, « une terre basse et très boisée ressemblant au museau d’une baleine, au-dessus duquel est un relief rond comme une montagne ». La description de l’atterrissage fit le tour du navire, et chacun prit son voisin à témoin que l’on distinguait bien le museau, bien qu’aucun passager n’eût la moindre idée de la morphologie des baleines.
Le virage brésilien était un moment majeur du voyage, bien que l’on n’y fît pas escale. Tous les atterrissages faisaient craindre un naufrage mais celui-là était un marqueur temporel. La date de l’identification visuelle du cap Santo Agostinho renseignait sur la probabilité du rendez-vous avec la mousson. Dès que l’on avait reconnu le museau de baleine, la procédure consistait à descendre en latitude, cap au sud, relativement tranquillisé par les informations nautiques qui assuraient « qu’il n’y a rien d’autre que les écueils soulignés par des brisants et qu’il faut seulement se garder de ce que l’on voit ».
Les Abrolhos – ouvre l’œil –, des récifs sournois mais utiles au large d’Espirito Santo par 18 o sud, marquaient le point
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