L'arbre de nuit
tournant décisif. Les navires devaient y arriver impérativement avant la fin du mois de juin au plus tard. Cela leur laissait en effet juste assez de temps pour traverser l’Atlantique Sud poussés par les vents et les courants d’ouest du Brésil vers le cap de Bonne Espérance, et s’accrocher aux dernières semaines de la mousson. Ils avaient absolument besoin d’elle pour remonter le long de l’Afrique orientale. Les capitaines avaient l’ordre formel de rentrer à Lisbonne s’ils atteignaient les récifs après le 30 juin.
Les veilleurs annoncèrent les Abrolhos le jour de la fête de Sào Floréncio qui tombait le 4 juillet.
La flotte avait fondu jusqu’à se résumer aux quatre galions Espirito Santo , Sào Bartolomeu , Sào Jeronimo et Santo António , et aux flûtes qui devaient rentrer de toutes façons au Portugal après avoir transféré leurs vivres et leur eau. La caraque amirale envoya l’ordre de mettre en panne par pavillons appuyés d’un coup de canon. Ce fut facile car la flotte faisait bien peu de sillage, roulant lentement dans une longue houleparesseuse. Elle s’immobilisa sous des voilures réduites laissées battantes, roulant à peine un peu plus.
Les signaux avaient convoqué le conseil général des maîtres et des pilotes. Francisco Fernandes, maître de l’ Espirito Santo , annonça d’emblée que les coutures du galion étaient tellement disjointes que les pompes peinaient à franchir l’entrée d’eau. Il demandait à relâcher à Recife le temps d’un abattage en carène pour reprendre le calfatage. Il espérait pouvoir reprendre rapidement sa route isolément car, selon lui, les bons marcheurs de la flotte pouvaient poursuivre vers les Indes malgré leur léger retard, pourvu qu’ils descendent un peu plus que d’habitude en latitude pour gagner du vent. Comme on ne lui avait encore rien demandé, sa déclaration irrita ses confrères. La vraie question étant justement de décider de la poursuite ou non du voyage, il fut le seul en effet à défendre cette option que son homonyme Joaquim Baptista Fernandes, le pilote-major, approuva de la tête.
Manuel Afonso, capitaine du Sào Bartolomeu , Pantaleào Afonso et Gonçalves Pousado respectivement pilote et maître du Sào Jeronimo , Francisco Alvares, maître du Santo António donnèrent d’une seule voix l’avis contraire : la saison était trop avancée et les alizés trop mous n’avaient aucune raison de se renforcer. Il était périlleux de descendre trop en latitude. De toutes façons la date limite fixée par la Casa était dépassée. Ils étaient prêts à jurer que la mousson était manquée. Si elle continuait, la flotte serait contrainte d’hiverner à Mozambique pour y attendre pendant six à huit mois la renverse des vents. Dans ce cimetière, les maladies tropicales tueraient probablement la moitié des équipages. Le conseil des maîtres et pilotes préconisa formellement de rentrer au Portugal comme le prescrivaient les ordres royaux.
Les recevant à son bord puisqu’il était le maître d’équipage de la caraque amirale, Bastiào Cordeiro déclara partager pleinement cette analyse. Le pilote-major le toisa comme s’il découvrait un crapaud sur le tapis de la grande chambre et affirma que le voyage était encore possible. L’atmosphère était tendue jusqu’au malaise. La crispation des maxillaires, larigidité des tendons des cous, la fureur de regards aussi terribles que ceux des samouraïs partant en guerre, tant de pensées violentes muselées par la présence du capitaine-major témoignaient de l’irréductibilité des antagonismes et trahissaient l’ampleur manichéenne des enjeux. La gloire au nom du roi ou les lazzis du peuple brocardant les couards. La fortune ou seulement ses effluves et le mépris des épouses et des amantes frustrées. Et d’un autre côté, la vie banale pas mauvaise à tout prendre avec ses hauts et ses bas, ou bien la mort qui confondrait tous ces hommes en colère dans la même fournée du tribunal de Dieu.
Dans un silence vibrant, Francisco Alvares doyen d’âge demanda un vote à main levée. Ayant compté et recompté les voix, il déclara solennellement que l’on devait retourner à Lisbonne. Bastiào Cordeiro bondit de son siège et ordonna à l’écrivain de dresser céans le procès-verbal de la décision majoritaire et de le faire parapher aussitôt par le conseil. L’affaire était entendue. Le capitaine-major restait étrangement
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