L'arbre de nuit
Toutes les embarcations avaient été mises à l’eau. Elles s’affairèrent jusque tard dans la nuit pour transférer les réserves des flûtes logistiques vers les navires de la flotte.
La dernière rotation évacua sans ménagement quelques parasites mâles et femelles ayant troublé l’ordre de Nossa Senhora do Monte do Carmo et importuné le Seigneur par leurs turpitudes et leurs fornications. Parmi eux, l’un des précieux voiliers était lié au sort de sa concubine. Embarquée clandestinement étant enceinte, elle avait accouché à bord, assistée dans les fonctions de sage-femme par une nonne en robe noire serrée d’une ceinture de cuir. Sœur Clara de la Miséricorde se préparait à entrer à vie au couvent des augustines de Santa Monica de Goa dont on commençait la construction. L’une des missions secondaires de son institution serait le baptême et la catéchisation des enfants abandonnés sous son porche. Sœur Clara avait aussitôt conduit au bastingage et jeté à la mer comme une ordure l’enfant mort-né dans le péché, inapte au baptême, éliminé hors dela vue sans autre linceul qu’une loque dégoûtante. Certains furent fondés à reprocher à cette religieuse un geste inhumain mais aucune bonne âme horrifiée n’était en mesure de lui suggérer une alternative. Les communautés de la Carreira da India géraient au mieux leurs crises de société selon des critères propres à leur univers clos.
Une cinquantaine de scorbutiques avaient été jugés assez gravement délabrés pour être ramenés à Lisbonne. Ils étaient partagés entre la déception de manquer le voyage et le soulagement de recouvrer la santé. Aucun de ces rapatriés sanitaires n’imaginait qu’il était en réalité déjà trop malade pour survivre dans un sens ou dans l’autre à deux mois supplémentaires de malnutrition. Dans la grande loterie du voyage au long cours, ces perdants n’allaient pas plus revoir Lisbonne qu’ils n’auraient connu Goa.
L’un des condamnés à être renvoyés au Portugal par mesure disciplinaire était particulièrement remarquable. Jorge Rangel était rien moins que l’aide du pilote-major. Il lui était reproché d’avoir faussé le compas de route par une faute professionnelle d’une extrême gravité. C’est une fois encore Jean qui apporta la nouvelle au retour d’une de ses visites au château. Sur son affirmation répétée que son assistant serait en mesure de remplacer son aide au pied levé, maître Fernandes avait fini par accepter d’examiner les connaissances du Français. Extrêmement réticent en raison du secret d’État couvrant les routes et très dubitatif sur le plan professionnel, il avait subordonné ses préjugés à la fortune de mer. L’opportunité était incroyable pour François, et sans doute cette disgrâce inattendue de l’aide du pilote indiquait-elle que le ciel continuait à veiller sur lui et donnait un nouveau coup de pouce à son destin.
L’entrevue eut lieu dans la chambre du pilote-major. Vu de près, l’être détestable de loin s’humanisa. Son visage au front haut était ascétique, et son regard luisait d’intelligence au fond d’orbites caverneuses assombries encore par des sourcils noirs et touffus, attentivement rééquilibrés par une barbe courte, lisse et soignée. François imagina qu’il ressemblait àTorquemada. Encore qu’il se demandât si le grand inquisiteur portait la barbe.
Le personnage majeur de la caraque amirale semblait enfermé à contre-emploi dans le rôle hermétique distribué aux gens de sa profession. François savait que la plupart des pilotes de la Carreira da India étaient à la fois complexés et extravertis. Ils cachaient leurs doutes personnels derrière un masque hautain, et ils assumaient les approximations de la science nautique en s’abritant derrière l’infaillibilité que leur conféraient les prescriptions royales. Oracles dont la vérité était garantie par la couronne, ils étaient tout à fait conscients de l’incommensurable étendue de leurs lacunes, qui relevaient majoritairement des insuffisances d’un art pionnier encore tâtonnant. Maître Fernandes échappait-il à la règle ?
Assis hiératiquement sous un portulan de l’Atlantique piqué sur la cloison de bois à la fois comme une enseigne corporative, un décor mobilier et un instrument de travail, le pilote l’avait invité sèchement à entrer mais n’avait pas étendu son accueil à une
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