L'arbre de nuit
celui de tous ses passagers. Les ouvrages traitant de l’art de naviguer par les aiguilles dénonçaient la dangerosité possible de minéraux, de légumes et de produits divers, mais tous les maîtres étaient d’accord sur l’effet perturbateur avéré de l’ail et des menstrues. Laisser gâter un compas aussi stupidement était d’une légèreté inconcevable.
François hocha la tête sans artifice car il était réellement consterné. Il pensa aussi que cette approbation matérialisait sa compréhension professionnelle de la nature de l’accident et de la gravité de la faute. Afin de renforcer sa position, il se croisa les bras en s’adossant à la cloison, pour signifier qu’ils n’étaient plus en examen mais en train de dialoguer entre experts.
— Je saurais neutraliser l’aiguille au feu, la toucher à nouveau et vérifier sa variation.
Le pilote fronça les sourcils qui semblèrent encore plus charbonneux, et le regarda en coin, partagé entre agacement et curiosité.
— Tu sais toucher les aiguilles ?
— Bien sûr. L’atelier dans lequel je m’instruis et travailledepuis sept ans à Dieppe produit des portulans comme celui qui est derrière toi et des compas de mer.
— Tiens donc ! Et tu la toucheras avec quoi ?
— Avec la pierre qui est dans mon bagage. J’espère me rendre utile et gagner ma vie grâce à elle à Goa. Elle me vient de mon arrière-grand-père. Il l’avait prise comme butin sur un galion espagnol qu’il avait capturé en course.
Cette annonce ébranla le pilote-major. Très peu de pilotes hauturiers possédaient en propre un fragment de la pierre d’aimant ou pierre d’Hercule, et la caraque n’en disposait pas. Le fait que le jeune Français pût détenir un tel trésor était extraordinaire.
— Admettons que tu ranimes l’aiguille avec ta supposée pierre. Comment pourrais-tu mesurer sa variation au sud du cercle équinoxial ?
François savait qu’il passait une épreuve critique pour la suite de leur aventure, aussi bien à bord qu’à Goa. Il lui fallait impérativement trouver sa propre raison d’exister hors des connaissances médicales de Jean.
— Je connais le règlement de la croix du sud selon João de Lisbonne. Je pourrais utiliser la méthode de la médiane des ombres au lever et au coucher du soleil le même jour selon Francisco Faleiro. Un instrument d’ombre comme en décrit Pedro Nunes me donnerait la direction vraie du sud lors de la culmination du soleil.
Le maître s’était rencogné dans son fauteuil, éberlué sans vouloir le paraître.
— Je ne suis pas un navigateur de profession, mais mon maître Guillaume Levasseur a réuni à Dieppe une bibliothèque très complète des auteurs portugais et de leurs interprètes espagnols, et je m’y suis souvent plongé. Je mesurerai sans difficulté la variation de l’aiguille d’une manière ou d’une autre.
Il faillit ajouter « aussi bien que toi » mais il eut le réflexe de maîtriser cette vanité maladroite. Il venait de débiter d’une traite tout ce qu’il savait de la question. Il n’aurait jamais imaginé utiliser ses connaissances théoriques sur la navigationdans l’hémisphère austral et il se félicitait chaudement d’avoir été un lecteur assidu de la bibliothèque de l’atelier.
Maître Fernandes prit le temps de cacher sa surprise et son intérêt.
— Tu sembles connaître les auteurs. Reste à savoir si tu les as compris et assimilés sans pratiquer toi-même la navigation. Va voir l’aiguille et fais-toi une opinion. Reviens ici demain avant la méridienne. Tu me feras part de tes observations, et je verrai si tu es aussi capable que tu l’affirmes quand je prendrai la hauteur du soleil. Tu m’apporteras ta soi-disant pierre d’Hercule.
Le pilote-major se leva. Il se drapa dans son manteau épiscopal et dans l’attitude douloureusement préoccupée qui convenait à son personnage. En réalité, l’aplomb du Français le stupéfiait. Le saluant très bas en reculant vers la porte, François se dit que son affaire n’était pas trop mal engagée. Il avait quitté Dieppe depuis huit mois, et il s’étonna d’avoir si rarement songé à ses parents. À peine l’image de Guillaume Levasseur dans l’atelier du Pollet lui revenait-elle quand il débattait de cosmographie. Il se demanda comment il pourrait bien leur faire comprendre un jour à quel point étaient étonnantes les choses qui l’entouraient et qu’ils
Weitere Kostenlose Bücher