L'arbre de nuit
jusqu’à Sumatra. Le marteloir de François s’était recouvert d’un portulan de l’Atlantique. Il faisait la fierté de l’officine d’un maître hydrographe revendeur du Havre à l’enseigne du Dauphin instruit.
— Est-elle bien la bordure de la terre australe ou antarctique comme nous le pensons ? Est-elle luxuriante ou désolée ? Peuplée de cyclopes ou d’hommes à tête de chien comme des voyageurs l’affirment ?
— La Grande Jave ! Tu marmonnes, Levasseur, l’interpella François, occupé à ajuster la rose d’un compas de mer en cours de montage. Cela fait plus de dix ans que je te vois plongé dans tes perplexités, et les taches opaques de tes mappemondes ne sont toujours pas plus nettes. Pourtant, vous semblez tous d’accord entre vous.
Le maître jeta à François un regard par-dessus l’épaule.
— Oui. Mais d’accord sur quoi ?
Levasseur et toute l’école normande postulaient l’existence d’une terre massive dans le prolongement de Java. Là devait se cacher l’amorce de la Terra Australis, le continent d’équilibredu monde. Ils l’avaient baptisée Grande Jave, dans la continuité des îles découvertes au débouché du détroit de Malacca. Fertile et accueillante, elle régnait en majesté comme un phare dans la brume au cœur d’une région indécise où il fallait juxtaposer l’Inde méridionale, Taprobane, la Grande Jave, Java mineure, Sumatra, la Magellanique et la Nouvelle Guinée. Supputer leur latitude, leur longitude, leur forme, leur dimension, autant d’incertitudes qui s’entrecroisaient sans se recouper logiquement.
François rejoignit le maître devant l’ébauche de la mappemonde. Des coups sourds ébranlant le sol indiquaient que les charpentiers navals avaient commencé à démonter l’étrave de la Marie-Salvatrice . Un grain soudain avait bousculé la flottille qui rentrait de la première marée après l’octave de Pentecôte. La barque avait violemment heurté le musoir de la jetée en faisant éclater son beaupré. Les haleuses du chenal avaient réussi à la rentrer à la cordelle, coulant bas. La Marie s’était échouée à demi immergée devant le carénage. Dès la première vive-eau, des bœufs l’avaient tirée sur le haut de la grève. Elle était accorée depuis quelques jours sous leurs fenêtres.
— Je me suis accommodé de tes mystères au point de ne plus m’interroger sur eux. Mais, grand Dieu, comment se fait-il que tant de doutes subsistent autour de la Jave, alors que l’on visite cette région depuis plus d’un siècle ? Qui fait autorité dans ce désordre ?
— Les Portugais. Ils ont débroussaillé les premiers l’océan Indien et les parages du détroit de Malacca.
— Qui leur ouvrait la porte de l’Asie.
— Elle était grande ouverte. Alors, ayant découvert les îles aux épices, ils ont aussitôt poursuivi vers la Chine et vers le Japon – le cartographe leva les yeux au ciel – Cipango !
Marco Polo avait affirmé que l’on trouvait là-bas des palais aux murs et aux toits d’or. La Terre Australe pouvait attendre un peu. D’autant plus que, sinon l’or natif que Colomb cherchait fébrilement aux Indes occidentales, les Portugais avaient trouvé mieux : des montagnes de grenaille végétalevalant plus que leur poids en or fin. Les îles où naissaient le poivre, la muscade et le girofle.
— Les Moluques. Le nombril du monde ! Leur principal souci fut de porter exactement sur les cartes la latitude et la longitude du nombril du monde.
Guillaume promenait un compas à tracer au-dessus de l’Indonésie. Sa pointe s’immobilisa sur l’archipel à peine esquissé.
— Pour légitimer leur titre de propriété. Ils ont tiraillé leurs mappemondes les uns d’un côté, les autres de l’autre.
— Qui ça, les autres ?
— Les Espagnols. Ils trichaient tous sur leurs mesures pour tenter de faire entrer de gré ou de force les girofliers dans l’hémisphère que leur avait attribué le pape, car la démarcation passait juste aux environs des Moluques.
Le compas balaya l’espace, comme s’il marquait un méridien traversant la carte à l’endroit de l’archipel mythique.
— Parce que les girofles relèvent de l’autorité du Saint-Père ? Les girofliers auraient-ils donc une âme ?
— Il n’y a pas là matière à sourire. Depuis l’arbitrage d’Innocent III, les rois catholiques avaient reçu le monopole de faire commerce sur leurs terres de mission
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