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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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de chemineau, cette portière arrivait à propos car une dépression passant loin sur l’avant avait fait tourner au sud le vent devenu hargneux. Des rafales soulevaient une mer dépeignée, blanchie de crêtes déferlantes et de traînées d’écume baveuse comme si elle était en crise d’épilepsie. Monte do Carmo se frayait un chemin avec peine dans ce désordre, repoussant les vagues de sa joue tribord. Lors des mesures de vitesse, le billot lancé à l’avant mettait trois Ave et plus pour parvenir à la poupe, et il défilait assez loin d’elle pour confirmer que la caraque dérivait autant qu’elle avançait.

    Périodiquement, après trois, quatre ou cinq lames franchies sans heurt, la proue retombait et tossait brutalement contre un mur d’eau en opposition de phase. L’énorme machine semblait alors s’arrêter net et entrait en résonance comme si elle haletait, se concentrait et reprenait son souffle. Quelques secondes plus tard, les embruns échappés en gerbe et pris à revers par le vent venaient gifler leur cloison précaire d’un crépitement sec qui s’achevait en dégoulinade ravageuse.

    La mer avait pris possession du navire. Elle coulait et refluait d’un bord à l’autre du tillac au gré du roulis et du tangage, pénétrait jusque dans les coursives balayées de torrents qu’aucun stratagème ne parvenait à contenir, tombait en cascades dans l’entrepont par toutes les ouvertures malgré le soin pris à les obstruer. Le flux et le reflux lavaient les vomissures et emportaient dans des raz de marée miniatures des épaves de mobilier et de vaisselle bringuebalées à grand bruit dans un chaos de catastrophe. Des prédateurs se disputaient à coups de poings quelques objets précieux en déshérence comme des malandrins courant au pillage sur la côte après une fortune de mer.
    Les mal lotis qui logeaient dehors s’étaient réfugiés certains dans les coins les plus profonds et les plus ignobles laissés vacants par les occupants permanents des ponts inférieurs. Partageant la condition des grumètes, la plupart faisaient le dos rond sous des prélarts qui laissaient passer l’eau, ou se recroquevillaient en claquant des dents sous des peaux de bœufs. Les mousses se relayaient frénétiquement aux brinqueballes des pompes au pied du grand-mât car, dans les fonds inondés, la mer suintait par les fissures du calfatage disjoint.

    Le coup de roulis du 10 juillet avait jeté en l’air tous les pots mis à cuire et éparpillé les braises incandescentes. Les brandons avaient enflammé un tas d’étoupe servant aux calfats pour reprendre l’étanchéité des coutures. L’inondation avait aussitôt éteint l’incendie mais le sergent avait interdit de rallumer les fourneaux. Depuis, la nourriture ne consistait plus qu’en lambeaux coriaces de morue sèche mal dessalée à l’eau de mer, accompagnés de délayages froids et crus de lentilles et de pois concassés. Un soir qu’ils absorbaient ce brouet en grelottant dans leurs manteaux humides, Jean fit remarquer à François qu’ils n’étaient pas terriblement à plaindre puisque depuis Magellan, bien des navigateurs avant eux, réduits à la disette, avaient été conduits à tromper leur fringale en absorbant des macérations de vieux cuirs et des décoctions de sciure de bois.
    Le scorbut qui sévissait toujours n’était plus un sujet d’angoisse. Question d’habitude peut-être. Sans doute aussi parce que les mourants ordinaires étaient ramenés à la mesure d’un problème récurant de société quand la collectivité tout entière, sains et malades confondus, vivait dans la hantise d’une catastrophe.

    L’agitation du navire perturbait la dignité des services divins et transformait les processions en défilés grotesques. Les prières avaient pour cela gagné en nombre et en ferveur dans les oratoires que l’on improvisait sur tous les ponts. L’extériorisation de la foi restait encore mesurée car les marins de métier étaient coutumiers de ces mauvais temps d’hiver qui faisaient le plus clair de leur vie sitôt sortis du Tage ou du Douro. Les passagers néophytes imaginaient quant à eux que le plus dur était atteint. Ni les uns ni les autres ne s’étaient jamais frottés à la folie des mers australes.
    Calfeutrés dans les intérieurs, ils entendaient dans un état de veille léthargique les craquements de la charpente, les cognements du bordé contre la mer, le ressac des masses d’eau

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