L'arbre de nuit
m’obligeait à sortir sur le seuil. « Écoute ! » me disait-il en me serrant l’épaule pour me mettre de force face au courant d’air qui me traversait. « Le vent est revenu nous parler. Portées par son souffle, des millions de voix nous crient l’aventure de la mer, le destin des innombrables vies anonymes qui ont fait la gloire des peuples marins et la grandeur du Portugal. Tu as la chance incomparable d’être l’un des auditeurs qu’il a choisis pour se faire entendre. Fais-lui au moins la politesse de le recevoir. Écoute-le ! »
Les moqueurs s’étaient tus, cachant leur émotion derrière leurs figures goguenardes.
— Il me disait aussi que nul garçon n’était vraiment un homme s’il n’avait pas entendu le vent sur un pont de bateau par une nuit de vent d’ouest. Je sais maintenant écouter la tempête et je ne m’en lasse pas. Elle semble s’éloigner parfois. Elle n’est pas partie. Je l’attends parce qu’elle va revenir. Elle reprend sa respiration pour souffler encore plus fort. Le vent est l’élément le plus puissant de la nature. Il domine la merjusqu’à la mettre en furie, arrache les toits et déracine des chênes. Quand il se condense en nuages, il est le maître de recroqueviller les récoltes, de les réduire à l’état de paille desséchée ou de déchaîner au contraire des torrents dévastateurs. Je suis un simple canonnier. Je ne m’exprime pas très bien mais je dialogue avec la tempête. Elle me répond et j’entends une musique divine derrière ses paroles. Vous me traitez d’aliéné. Peut-être bien que je le suis dans ma tête. Oui. Peut-être. Mais je connais, moi, plusieurs habitants des abords du cap de Sines que le vent continuel a rendus vraiment fous.
Le familier du vent balaya son auditoire subjugué d’un regard de prédicateur.
— Fous ! Parce qu’ils n’ont pas voulu l’écouter. Parce qu’ils n’ont pas su communier avec lui.
Pero laissa s’appesantir un instant le malaise.
— Quelqu’un d’entre vous qui êtes tous si intelligents a-t-il déjà parlé au vent ?
Personne n’avait apparemment parlé au vent et nul n’osa le brocarder comme à l’accoutumée. Le cercle des curieux se désagrégea silencieusement. Quelques-uns restèrent sur le plat-bord, oreilles grand ouvertes, puis se replièrent dans les intérieurs. Ils n’avaient discerné aucun message mais ils reviendraient
La caraque courait sous une voilure de cape, la civadière, la basse voile de la misaine descendue à mi-mât et la grand-voile dont on avait réduit la surface en délaçant les bonnettes et en prenant des ris jusqu’aux branches horizontales de la croix de l’ordre du Christ. Dessillé par l’aggravation régulière du temps, le capitaine-major avait réuni son conseil. Les partisans de tout rentrer sauf la civadière avaient finalement été convaincus par le contremaître de la nécessité de conserver misaine et grand voiles réduites pour répartir les efforts sur plusieurs mâts. Carguer les papefigues – comme on nommait les basses voiles – aurait fait prendre un risque se résumant en une alternative. Soit l’éclatement de la civadière trop sollicitée, laissant la caraque en panne à sec de toiles en travers de la houle, soit l’ébranlement du beaupré, entraînant corrélativement la fatigue de l’étrave puis son ouverture. Dans les deux cas, la perte du navire serait probable.
Au fur et à mesure qu’ils descendaient vers les latitudes australes, le vent halait de l’arrière, glissant insidieusement plus à l’ouest. En quelques jours, la mer désordonnée s’était reconstruite en un paysage marin de vallées grises ébouriffées d’embruns comme par un blizzard neigeux. Ils avaient atteintle domaine mythique des mers montagneuses, le théâtre de vérité où allait se jouer leur apocalypse.
Le tableau de poupe était un point faible de l’architecture de tous les navires, conçus pour tailler la mer et lui tenir tête en faisant face, tout en offrant aux sommités du château arrière un confort digne de leur importance. Un navire de haute mer était une manière de compromis entre le château médiéval arc-bouté contre les barbares et le palais de la Renaissance ouvert à la lumière. Parce que l’océan allait attaquer de l’arrière, les charpentiers avaient obstrué les vitrages élégants des chambres par des mantelets étayés à l’intérieur par des madriers.
Venant de l’horizon,
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