L'arbre de nuit
par un procédé simple et laïc. Comme tous ses confrères, maître Fernandes mesurait la course en appréciant la durée du défilement le long du bord d’un billot de bois jeté à l’étrave sur un coup de sifflet du contremaître. Sachant que la caraque mesurait 170 pieds, il en déduisait par l’arithmétique la vitesse du navire. La prière à la Vierge Marie était un texte idéal pour effectuer la mesure du temps car il se murmurait en un tiers de minute. Il présentait l’intérêt supplémentaire de doubler l’opération d’un message en direction de Notre Dame.
Ave Maria, gracia plena, Dominus tecum : benedicta tu in mulieribus, et benedictus fructus ventris tui, Jesus. Sancta Maria Mater Dei ora pro nobis peccatoribus, nunc et in hora mortis nostrae. Amen .
Quand le billot passait à Santa Maria Mater Dei la caraque courait mille lieues, et huit cents quand il défilait à l’ Amen final. La plupart du temps, la reprise d’un second Ave était nécessaire pour attendre le passage du marqueur. Au second Amen , la course journalière n’était plus que de quatre cents lieues.
Les tâches des gens de quart et les travaux de routine des tiers de service ne manquaient pas à bord du grand navire, depuis ses soutes encombrées jusqu’au fouillis de son gréement. Dans les villes et dans les campagnes, on partageait le temps entre la lumière éclairant les travaux et la nuit consacrée au repos des corps. L’équipage s’activait au contraire à longueur de jour et de nuit. Le temps coulait continûment, comme la poudre de marbre des horloges à sable d’une demi-heure retournées huit fois par quart de quatre heures, rythmant les veilles des marins. Le mousse chargé de renverser les sabliers annonçait chaque basculement par une formule rituelle qui variait selon les navires. À bord de la Monte do Carmo , le gamin, raidi d’orgueil par la gravité de sa fonction amplifiée par son adresse publique, criait à toute gorge, les bras raidis le long de son corps maigrelet tendu comme un arc :
« L’horloge est écoulée. Elle était bonne. Meilleure sera celle qui commence à courir et bon voyage à la grâce de Dieu ! »
Les mousses chargés des horloges devaient aussi surveiller la nuit le lumignon éclairant le compas, au long des quarts de prime, de minuit et d’aube. On les accusait de tricher quand nul ne les observait, pour raccourcir leur veille en anticipant légèrement les retournements. On leur attribuait pour cela le sobriquet de comedores de areia , ou mangeurs de sable.
Au contraire, le jour qui traînait en longueur n’invitait pas les passagers désoccupés à la moindre activité ouvrière. Le tiers monde constitué par les mourants au dernier stade de leur maladie s’arrachait les ongles à griffer le pont pour tenterde ralentir l’accélération des minutes conduisant à l’éternité. Dans cette vacuité atlantique, le temps sans pesanteur s’écoulait donc étonnamment de plusieurs façons selon ses usagers, et cette constatation faisait souvent l’objet des conversations de Jean et François avec Antão sur le gaillard d’avant.
Le jésuite était fasciné par sa découverte de l’élasticité des jours de la caraque, un peu plus longs quand elle suivait la course du soleil en l’accompagnant vers le ponant, un peu plus courts quand elle faisait route vers le levant, à sa rencontre. Colomb avait été la première dupe des bizarreries de ce phénomène, parce que le premier à faire longuement route à l’ouest. De graves anomalies apparentes dans la rotation du ciel nocturne d’un bord à l’autre de l’Atlantique l’avaient plongé dans une profonde stupéfaction.
Parce que les marins s’étaient accoutumés à ces incohérences, l’heure était recalée chaque jour à midi sur la culmination du soleil. À ce moment unique s’établissait une relation physique entre le microcosme du navire et le temps universel, qu’ils fussent l’un ou l’autre en avance ou en retard depuis la veille. Sur l’ordre du pilote, le sablier était retourné à l’instant où le soleil, ayant ralenti son ascension matinale, hésitait à basculer vers son coucher. Un coup de cloche piquait le commencement d’une journée nouvelle.
La récompense la plus gratifiante de la contribution de François à la mesure de la latitude et à la justesse des aiguilles fut la rencontre quotidienne de dona Margarida da Fonseca Serrão et la conviction qu’il l’avait
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