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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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une houle énorme et lente les rattrapait par la hanche tribord. Leurs yeux mi-clos brûlés par le sel et cinglés par la pluie et le grésil, les gens de quart sur le gaillard d’arrière voyaient avec horreur la ligne d’horizon se déformer, se gonfler, générer une montagne encore estompée par les grains et les embruns en rafales. L’onde monstrueuse approchait en grondant et se dressait, ourlée d’écume, grandissant encore et encore, démesurément. Et la menace s’effaçait d’un coup comme un mauvais rêve. La lame soulevait la poupe, montait lécher avec une surprenante délicatesse le balcon du capitaine, inondant quelquefois avec discrétion le pont du gaillard comme les vaguelettes venaient mourir sur la plage d’Estoril à la marée montante. À cette allure vent de l’arrière, malgré le mugissement continu des haubans vibrant comme des bourdons de cornemuses, les mouvements de la caraque étaient étonnamment doux, comparés aux brutalités des jours derniers. L’onde passait sous la quille et l’énorme bateau se cabrait puis retombait dans un mouvement d’avant en arrière, comme un cheval de manège.
    Cette tranquillité surprenante était l’une des fourberies des divinités marines. La survie du navire dépendait de la résistance du gouvernail, du tableau de poupe, des voiles, de la mâture et du gréement. Elle était surtout à chaque instant entre les mains en feu des timoniers. Qu’ils laissent la caraque abattre en grand sur tribord et partir en travers de la houleen cédant à l’incitation câline de la mer, leur voyage s’arrêterait là, dans l’inexorable lenteur d’un chavirement sous voiles et d’un engloutissement corps et biens.
    Dans la timonerie, une quarantaine des hommes les plus forts et les plus valides étaient répartis sur les deux bras des palans actionnant la manuelle du gouvernail. Agrippés de toutes leurs phalanges, muscles raidis, les orteils arc-boutés contre des cale-pieds, la sueur leur brûlant les yeux, ils luttaient sans cesse main sur main pour exécuter au plus vite les ordres hurlés par le timonier de mettre la barre toute à droite, au centre ou toute à gauche. N’ayant pas vue sur le dehors, se fiant moins à la boussole affolée qu’à la dynamique des mouvements, des accélérations qu’il ressentait de tout son corps, il s’efforçait d’anticiper les abattées, de tenir le bateau sur le bon cap et de l’y ramener au plus vite. À peine l’onde géante s’éloignait-elle sur l’avant qu’une autre montagne grandissait déjà sur l’arrière. On relevait les hommes épuisés de fatigue physique et nerveuse à chaque retournement de l’horloge à sable.
    Depuis plusieurs jours, le pilote ne prenait plus les hauteurs du soleil. Les nuages déchiquetés qui traversaient le ciel en hâte comme pressés d’aller porter ailleurs leur malfaisance se découpaient sur l’arrière-plan d’un plafond uniforme de couleur grise. Son épaisseur et sa consistance suggérées par les ocelles, les stries, les rouleaux ou les flocons qui le sculptaient en bas-relief de valeurs claires ou sombres ne laissaient pas présager le retour du ciel bleu.

    Des débris végétaux annoncés à grands cris comme des terres promises, des lanières d’algues géantes, quelques frégates et goélands que les Portugais appelaient globalement alcatraz, des fous que les vétérans du cap des Aiguilles nommèrent mangas de veludo , les manches de velours, indiquèrent le jeudi 17 juillet sinon un nouveau monde, du moins une terre proche.
    Le samedi, un disque blafard apparut en fin de matinée entouré d’un halo luminescent. Dès que l’heureuse nouvelle de l’apparition du soleil lui fut apportée par François,Joaquim Baptista se mit aux aguets et parvint à prendre hauteur à la culmination. Une image pâle et floue lui permit de mesurer très approximativement une distance zénithale de 56 degrés. En regard de la position du soleil dans le zodiaque, les éphémérides du mois de juillet lui assignaient une déclinaison astronomique de 18 degrés trois quarts nord. En retranchant de ce nombre la distance zénithale selon le règlement du soleil puisque l’on était dans l’hémisphère sud, le résultat indiqua que la caraque avait atteint grosso modo une latitude australe de 37 degrés un quart. Elle naviguait donc à une centaine de lieues en dessous du parallèle de Tristan da Cunha.
    Le pilote ordonna de virer vent arrière, lof pour

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