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L'arbre de nuit

L'arbre de nuit

Titel: L'arbre de nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François Bellec
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émue. L’exceptionnel devint banalité dans l’espace protégé de la dunette sur laquelle personne ne pouvait plus trouver matière à s’effrayer de leurs rencontres, pas même dona de Galvào, la tante irascible. Il est vrai que trois mois de mer, de mal de mer et de gens de mer l’avaient rendue plus tolérante.
    Dans un environnement interminablement âgé, grave et ennuyeux, l’apparition inattendue d’un homme jeune et aimable sur le gaillard d’arrière y avait naturellement excité des pulsions à des degrés divers. François s’était donc attiré l’amitié éperdue de Custodia et de Jeronima, les deux autres passagères privilégiées de Nossa Senhora do Monte do Carmo . L’intérêt candide et passionné des adolescentes masquait très opportunément la complicité qui le rapprochait de dona da Fonseca. Il avait renoncé à soutenir de véritables conversations avec les deux jeunes filles qui, espérant tout de l’avenir, ne savaient dramatiquement rien sur l’amour, ni sur les Indes, ni d’ailleurs sur quoi que ce fût. Outre une imprégnation profonde de bonnes manières et de religion, leur culture se résumait à unbadigeon de grammaire, des effluves de lectures édifiantes et un frottis de musiques ennuyeuses saccagées par des cousines réputées mélomanes.

    La nourriture de leur curiosité étant nécessaire à la légitimité de ses rencontres avec Margarida, il avait eu l’idée d’un cycle d’entretiens sur la botanique puisés dans les Colloques des simples . Leur expliquant de jour en jour les vertus du girofle et du bois d’aloès, les variétés de poivre et pourquoi elles ne devaient pas confondre l’assa odorante et le benjoin, ni le cubèbe et le myrte sauvage, il disposait dans l’œuvre magistrale de Garcia da Orta révélée par Jean de quoi assurer, comme Shéhérazade occupant les nuits du roi Shahriar, des cours réguliers durant un voyage d’une durée infinie.
    Sous couvert de questions marginales, François racontait à Margarida l’environnement culturel et nautique de son bisaïeul dont il partageait l’expérience. La subtilité de ces apartés publics les réjouissait l’un et l’autre. Elle, séduite et amusée, lui, follement amoureux. Pas plus le confinement dans lequel ils vivaient à bord que la disparité sociale de leur rencontre ne laissaient présager ni félicité à court terme ni lien durable plus tard quand ils seraient en Inde.
    Il trouvait dans les complications de la constatation éclatante de son amour une épreuve à la hauteur de ses sentiments. En se remémorant chaque nuit ses conversations avec la jeune femme et en interprétant ses attitudes et ses sourires, il était sûr qu’elle répondait à son amour. Il se trompait. Encore qu’elle commençât à être troublée par cet aimable garçon français dont la conversation intelligente lui apprenait tant de choses rares. Les duègnes se tenaient à l’écart dans une réserve attentive et silencieuse dont il avait déduit que, n’en sachant pas plus que leurs protégées sinon quant aux rapports avec les hommes, ces femmes ne s’intéressaient à rien. Ce qui les aidait sans doute à attendre sans impatience des lendemains identiques à la veille.

    Sauf que l’inventaire des passagers s’allégeait chaque jour de deux ou trois élus libérés par le ciel de leurs tumeurspuantes. Un cercle clandestin se réunissait même chaque dimanche à l’extrême avant sur la plate-forme de poulaine, autour du mât oblique de beaupré portant la civadière, pour parier sur le nombre de corps jetés à la mer jusqu’à la grand-messe suivante. La réalité n’était pas plus effrayante tout bien pesé qu’une des épidémies de peste noire ou de choléra contre lesquelles les gesticulations des confréries de flagellants n’étaient pas moins inefficaces que les saignées du barbier. Il arrivait qu’un parieur heureux contribuât en mourant lui-même à établir la statistique exacte qui l’aurait déclaré vainqueur ante mortem . Il était admis d’un commun accord que ses gains étaient alors reportés sur les paris de la semaine suivante. Pour le reste, selon la règle, ses hardes et ses marchandises devenues encombrantes étaient vendues à l’encan au profit de ses héritiers. On mettait aussi aux enchères sa place à bord, qui constituait au contraire un vide convoité. Quelques réis pour l’empire d’un va-nu-pieds ou des réales d’argent s’il s’agissait

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