L'arbre de nuit
déversées au-dessus de leur tête sur le tillac, en quête de dalots pour retourner au plus vite à la mer. Leurs corps physiques, leurs viscères et leurs organes sensoriels de l’équilibre percevaient surtout les propulsions de la nef vers le ciel et ses aspirations vers l’enfer, conjuguées continûment avec son roulis ample d’un bord sur l’autre et son tangage d’avant en arrière. Échappant aux lois naturelles de la gravitation terrestre, leur véhicule marin était entraîné dans une rotation tridimensionnelle sans plus de début ni de fin que le grand ordre de l’univers. Ceux qui se risquaient à grimper marche par marche la large échelle montant de l’entrepont chancelaient en parvenant sur le pont, bousculés par une gifle glacée, par un contact physique inattendu avec l’air transparent. Titubant, appuyés au vent dont ils découvraient la consistance comme s’ils traversaient un torrent, ils suffoquaient. Le hurlement de la tempête contribuait sans qu’ils en aient conscience à l’affolement de leur organisme fatigué. Le souffle de hauteur constante s’imposait comme un continuo dontseule l’intensité changeait dans les rafales. Il épuisait nerveusement ceux qui gîtaient sous les abris précaires du tillac. À l’exception d’un canonnier qui passait des heures en plein vent, le front levé et les yeux clos, un sourire extatique sur les lèvres. Sa famille était du bas Alentejo, Alem Tejo , l’au-delà du Tage que les Lisboètes et les gens du nord méprisaient comme une terre de paysans arriérés. Elle occupait une masure adossée au double rempart de Santiago do Cacém. La forteresse abandonnée avait été l’une des bastilles avancées des chevaliers de Santiago du temps de la reconquête de l’Algarve, quand elle était encore al-Gharb , le Couchant pour les occupants musulmans de la péninsule Ibérique. Elle dominait une plaine endormie, plantée de chênes-lièges jusqu’à la lagune de Saint-André. La tache blanche de la ville et du port de Sines était posée au loin sur la ligne sombre de l’Atlantique, juste en retrait de son cap, avancé comme un rostre de galère en plein milieu d’une formidable façade océanique lancée d’une traite du cap da Roca au cap Saint-Vincent. Tous les fondateurs de l’épopée lusitanienne étaient venus se ressourcer au contact de ces quelque six cents lieues de déferlantes venues s’abattre là depuis l’autre côté de l’Atlantique. Là, ils avaient compris la dimension physique et spirituelle de l’océan.
L’équipage raillait la fierté du canonnier : être né à Sines où Vasco, fils d’Estevão de Gama, alcade et capitaine de la forteresse, avait vécu comme lui une jeunesse de gamin des bords de mer mais quelque onze décennies plus tôt quand même. Tous s’amusaient de son idée fixe qui provoquait leurs moqueries.
— Pero va encore nous infliger dom Vasco.
— Pero ! Il paraît que dom Vasco et toi êtes nés dans la même maison ? Est-ce vrai ?
— Mais alors, comment as-tu fait ton compte pour n’être ni fidalgo ni amiral ?
— Ni même maître ou contremaître ? Ni sergent ?
— Quel autre Alantejan que Vasco de Gama est-il jamais devenu une personnalité honorable parmi vos paysans et vos pêcheurs d’anchois en saumure ?
— Dom Pero, votre excellence est-elle satisfaite de son logement à bord ?
L’homme en avait entendu d’autres. Il comprenait que ce jeu sempiternel dans lequel il entrait gaiement par connivence, commencé en plaisanterie, avait fini à la longue par les rendre tous un peu jaloux. Cela lui confirmait sa particularité. Fort de cette assurance, ce jour-là, il les remit à leur place d’un discours qui les médusa.
— Vos bruits de bouche m’empêchent d’entendre le vent. Pendant que vous échangez des paroles imbéciles, il nous parle et vous ne l’écoutez pas. Notre maison était ouverte aux vents d’ouest. Pour les culs-terreux de ma province, comme vous les nommez, le vent est un ami mortel. Toutes les familles de l’Alentejo pleurent des disparus en mer. Il les a submergés dans ses colères mais il prend soin de leurs âmes errantes puisque, par sa faute, ils sont morts sans sépulture. Il les accompagne vers nous pendant les nuits tempétueuses. Ses tourbillons font voler autour de nos maisons leurs implorations pour une tombe chrétienne et leurs cris d’amour. Chaque nuit de tempête, mon père me réveillait et
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