L'arbre de nuit
lof dans le vocabulaire des marins, et de venir sur le rhumb de l’est quart nord-est pour se rapprocher de l’île en regagnant sa latitude, la seule coordonnée sûre de son estime. Afin de ne pas manquer la moindre déchirure de l’humeur brumeuse qui les enserrait, les vigies de la hune du mât de misaine furent doublées par des veilleurs installés dans la poulaine devant l’étrave, sous le mât de beaupré. Au plus près possible de la mer, ils pouvaient espérer couler leurs regards inquiets au-dessous du plafond des nuages.
Du château jusque dans les profondeurs les plus misérables, une inquiétude poisseuse coulait le long des dos. Comment maître Fernandes pouvait-il espérer atterrir sur un rocher dans ce chaudron de sorcière, même s’il comptait sur l’aide de Dieu ? Et dans ce cas qu’adviendrait-il de la nef et de ses âmes si, au milieu d’une nuit bouchée d’embruns, des brisants étaient brusquement hurlés droit devant par les vigies ? Et ce vent qui soufflait sans discontinuer en tempête et ces cordages qui ne cessaient pas de vibrer, de résonner, de vrombir comme les anches de gigantesques orgues interprétant une marche funèbre.
Au cours de la litanie du soir de cette journée anxieuse, bénie par l’apparition fugitive du soleil et par l’espérance de terre, une lueur inattendue filtra à l’horizon. Très loin derrière eux au couchant, la vie continuait son cours normal. Cesheures éblouissantes sont familières des communautés des bords de mer, comme si le Seigneur accordait de temps à autre à ces populations dignes de son intérêt le privilège d’un instant de soleil rasant avant de se coucher. L’astre rejoint au couchant la mer en pleine gloire, pour revenir le lendemain, comme Mesektet, le navire de la nuit, permettait au pharaon de traverser le monde souterrain des ténèbres et de la mort avant de renaître plus fort. Le foyer lumineux dora un instant d’une lumière rasante un paysage marin montueux comme les serras pelées du Minho. La nef n’était donc pas abandonnée du Seigneur dans l’antichambre de l’enfer. Ses passagers eurent à nouveau foi en sa clémence.
Quatre jours plus tard à dix heures du matin, une des vigies de la poulaine cria la terre sur bâbord avant. La foule souterraine réapparut sur le tillac et les gaillards. On était loin de l’excitation qui avait salué l’approche du Brésil moins d’un mois plus tôt dans le monde des vivants. Étourdis par le vrombissement des agrès et inhibés par le flux humide et glacé qui les bousculait et leur tannait brusquement la peau, les revenants contemplaient sans mot dire, hébétés, partagés entre horreur, déception et indifférence, la terre annoncée. Ils ne voyaient qu’une bande mince de rochers noirs soulignés par une ligne d’embruns explosant en silence car le vent dissolvait le bruit de leurs détonations. L’île disparaissait à une centaine de pieds au-dessus de la mer, comme absorbée par un plafond de nuages diffus. La côte inhospitalière défilait à un peu plus de cinq lieues au vent de la caraque, qui ne courait donc aucun risque d’être drossée sur elle. Le tout nouveau routier de la Carreira da India rédigé par le pilote Gaspar Manuel ne signalait pas de danger isolé dans le sud de l’île, mais des vigies volontaires redoublaient d’attention sur l’avant, pour veiller les écueils éventuels.
Le capitaine-major appela en conseil le maître, le contremaître, le gardien et le pilote-major. Eu égard à l’imprécision consubstantielle des méthodes de navigation, atterrir exactement sur Tristan da Cunha était quasiment improbable et pourtant ils avaient été bien près de se perdre dessus. D’un autre côté, à quelques encablures près, ils auraient pu tout autant la doubler sans la voir. La reconnaissance de l’île relevait d’un hasard exceptionnel mais maître Fernandes était en droit de s’en enorgueillir. Accompagnant son maître, François apporta roulé sous son bras le grand portulan signé de Sebastião Lopes sur lequel le pilote suivait la traversée. Maître Fernandes se plaça d’autorité en face de dom Cristóvão car c’était indubitablement son jour de gloire. Tapissée de madriers et encombrée par les étais qui renforçaient le tableau de poupe, la salle du conseil en désordre, inondée d’eau fétide et plongée dans le noir ressemblait à un fortin assiégé. François se dit qu’ils étaient sans
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