L'arc de triomphe
étouffés, comme sur des semelles de caoutchouc. Il semblait flotter dans le corridor mal éclairé. Il ouvrit la porte des Goldberg. Ravic eut la vision brève d’une lu mière rougeâtre, comme celle que jetteraient des cierges, et il entendit une mélopée étrange, en demi-teinte et presque mélodieuse. « Des pleureuses professionnelles, pensa-t-il. Cela existait donc encore ? Ou n’était-ce que Ruth Goldberg ? »
Il ouvrit sa porte et aperçut Jeanne assise près de la fenêtre.
Elle se leva d’un bond.
« Te voilà enfin ! Que s’est-il passé ? Pourquoi as-tu tes valises avec toi ? Tu repars ? »
Ravic déposa les valises près du lit.
« Il ne se passe rien. Une simple précaution. Quelqu’un est mort. La police est venue. Mais tout est arrangé maintenant.
– Je t’ai téléphoné et on m’a répondu que tu n’habitais plus ici.
– C’était la patronne. Elle est toujours extrêmement prudente.
– Je suis venue à la course. La porte était ouverte. La pièce vide. Tes effets disparus. J’ai cru… Ravic ! »
Sa voix tremblait.
Ravic sourit avec effort.
« Tu vois. On ne peut pas se fier à moi. Je suis trop instable. »
À ce moment on frappa à la porte. Morosow ouvrit, deux bouteilles à la main.
« Ravic, tu as oublié tes munitions… »
Il remarqua Jeanne, debout dans la demi-obscurité, mais il fit comme s’il ne la reconnaissait pas. Il tendit les bouteilles à Ravic et repartit.
Ravic posa le calvados et le vouvray sur la table. Par la fenêtre ouverte lui parvint le son qu’il avait entendu tout à l’heure dans le corridor. Le chant des morts. Il augmenta d’intensité, puis s’effaça pour reprendre aussitôt. Évidemment, les fenêtres des Goldberg étaient ouvertes ; la chaleur de la nuit pénétrait dans la pièce où le cadavre rigide du vieux Aaron Goldberg commençait à se décomposer.
« Ravic, dit Jeanne, je suis triste. Je ne sais pas pourquoi. J’ai été triste toute la journée. Laisse-moi rester ici. »
Il ne répondit pas immédiatement. Il se sentait pris par surprise. Il s’était attendu à une approche différente, moins directe.
« Pour combien de temps ? demanda-t-il.
– Jusqu’à demain.
– Ce n’est pas assez longtemps. »
Elle s’assit sur le bord du lit.
« Ne pouvons-nous pas oublier cela pour une fois ?
– Non, Jeanne.
– Je ne demande rien. Je veux simplement dormir près de toi. Ou tout au moins sur le canapé.
– C’est impossible. Du reste, il faut que je parte. Que j’aille à la clinique.
– Ça ne fait rien. J’attendrai. Je l’ai fait si souvent. »
Il ne répondit pas. Il était surpris de se sentir si calme. La chaleur et l’agitation éprouvées dans la rue s’étaient dissipées.
« Et puis, je suis sûre qu’il n’est pas nécessaire que tu ailles à la clinique. »
Il demeura silencieux. Il savait que, s’il passait la nuit avec elle, il était perdu. C’eût été comme signer un chèque sans provision. Elle reviendrait encore et encore ; elle ferait valoir les droits qu’elle aurait acquis ; elle en demanderait chaque fois un peu davantage, sans jamais rien donner elle-même, jusqu’à ce qu’il en arrivât à n’être plus qu’un jouet entre ses mains. Alors, elle se dégoûterait et l’abandonnerait, victime de sa faiblesse et de ses vains désirs, veule et corrompu. Ce n’était pas ce qu’elle voulait ; elle ne s’en rendait même pas compte ; mais c’est-ce qui arriverait. Il était tout simple de se dire qu’une nuit ne ferait après tout pas de différence ; mais chaque acquiescement lui ferait perdre un peu de résistance, un peu de ce qui ne doit jamais se corrompre. C’est-ce que le catéchisme appelle, avec un étrange effroi, le péché contre l’Esprit-Saint, ajoutant, en contradiction avec le dogme catholique, qu’il ne serait pardonné ni en cette vie, ni en l’autre.
« C’est vrai, dit-il. Je ne vais pas à la clinique. Mais je ne veux pas que tu restes ici. »
Il attendait un éclat. Elle dit simplement d’une voix calme :
« Pourquoi pas ? »
Tenterait-il encore de lui donner des explications ? Pourrait-il lui faire comprendre ?
« Ta place n’est plus ici, dit-il.
– Ma place est ici.
– Non.
– Pourquoi pas ? »
« Comme elle est habile ! » pensa-t-il. Par les questions les plus simples, elle le forçait à s’expliquer. Et celui qui explique est déjà sur la
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