L'arc de triomphe
bénie, toi qui ne t’en doutes pas, toi à qui je ne le dirai jamais, parce que tu en profiterais, tu m’as rendu ce que ni Platon ni les chrysanthèmes, ni la fuite, ni la liberté, ni toute la poésie et toute la miséricorde, ni l’espérance, ni le désespoir, n’auraient pu me rendre : la vie simple, forte ; la vie qui me paraissait un crime parce que nous sommes entre deux catastrophes ! Je te salue ! Sois bénie ! Il me fallait te perdre pour apprendre cela ! Je te salue ! »
La pluie tombait maintenant comme un rideau étincelant. Les buissons s’embaumèrent. L’odeur de la terre était forte et reconnaissante. Quelqu’un sortit de la maison d’en face et se hâta de relever la capote du coupé jaune. Peu importait. Rien n’importait. Il y avait la nuit, avec la pluie qui tombait des étoiles, mystérieuse et fertilisante, la pluie qui tombait sur la ville, sur ses ruelles et ses jardins, des millions de fleurs lui tendant éperdument leur sexe et recevant la fécondation. Elle se jetait entre les millions de bras des arbres, et pénétrait le sol pour les sombres noces avec les millions de racines assoiffées. La pluie, la nature, la nuit, la fécondation, tout cela existait, inconscient de la destruction, de la mort, des criminels, des faussaires, de la victoire et de la défaite. Tout cela était là comme tous les ans, et en cette nuit, Ravic faisait partie de tout cela. La coquille s’était ouverte, et la vie en sortait, la vie, attendue et bénie.
Il marcha rapidement à travers les jardins et les rues. Il ne jeta pas un regard en arrière, il marcha droit devant lui. Les cimes des arbres du Bois l’accueillirent comme une ruche géante. La pluie battait leur feuillage qui oscillait en s’entrouvrant. Il se sentit de nouveau jeune, comme s’il allait connaître la femme pour la première fois.
CHAPITRE XXIV
« Q UE désirez-vous, monsieur ? demanda le garçon à Ravic.
– Apportez-moi un…
– Pardon ? »
Ravic ne répondit pas.
« Je n’ai pas compris, monsieur, insista le garçon.
– N’importe quoi. Apportez-moi quelque chose.
– Un Pernod ?
– Oui. »
Ravic ferma les yeux. Puis il les rouvrit lentement. L’homme était toujours assis à la même place. Cette fois, aucune erreur n’était possible.
Haake était assis à une table tout près de la porte. Il était seul et mangeait. Sur la table, il y avait un plateau d’argent avec deux moitiés de langouste, et une bouteille de Champagne dans un seau à glace. Un garçon préparait une salade de laitue et de tomates. Ravic vit toute la scène distinctement, comme si elle eût été gravée en relief sur sa rétine. Lorsque Haake étendit la main vers la bouteille de Champagne, Ravic distingua une chevalière dont le blason était sculpté dans une pierre rouge. Il reconnut la bague, et aussi la main blanche et potelée. Il les avait vues, au milieu du cauchemar de violence méthodique, lorsque, après s’être écroulé sous le fouet, il avait été brutalement ramené des ombres de l’inconscience à la violente lumière de la pièce… Haake était devant lui, se reculant avec précaution pour ne pas être éclaboussé par l’eau qui ruisselait sur le corps de Ravic ; sa main blanche et dodue se tendit vers lui, et sa voix soyeuse disant : « Ce n’est que le commencement. Vous n’avez encore rien vu. Allez-vous nous dire les noms, maintenant. Ou préférez- vous que cela continue ? Nous avons encore des quantités de moyens. Je vois que vos ongles sont encore intacts. »
Haake leva les yeux. Son regard plongea droit dans celui de Ravic, qui eut toutes les peines du monde à demeurer assis. Il prit son verre de Pernod, avala une gorgée, et se força à regarder le plat à salade, comme si les préparatifs l’intéressaient vivement. Il ne savait pas si Haake l’avait reconnu. Son dos était inondé d’une sueur glacée.
Au bout d’un moment, il regarda de nouveau la table. Haake mangeait sa langouste. Il avait les yeux fixés sur son assiette. Son crâne dénudé reflétait la lumière. Ravic regarda autour de lui. La salle était pleine de monde. Impossible de faire quoi que ce fût. Il n’avait pas d’arme sur lui, et s’il se jetait sur Haake, il y aurait aussitôt vingt personnes pour le séparer de son tortionnaire. La~ police arriverait tout de suite. Il ne pouvait rien faire de plus que d’attendre Haake, de le suivre, et de découvrir son
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