L'arc de triomphe
transparaissaient sous l’épiderme fin. Elle était bien faite, une charpente délicate, mince, mais pas du tout osseuse. Ravic se demanda pourquoi la nature faisait un tel effort pour ces pauvres créatures à qui un travail éreintant et une vie malsaine auraient tôt fait d’enlever toute grâce et toute beauté.
« Il faut rester au lit encore une semaine, Lucienne. Vous pouvez vous lever un peu dans la pièce. Mais ne faites aucun effort. Ne soulevez rien. Et surtout pas d’escalier pour quelques jours. Vous avez quelqu’un qui peut s’occuper un peu de vous ?… à part Bobo ?
– La propriétaire. Mais elle commence à rechigner.
– Et qui d’autre encore ?
– Personne. Avant il y avait Marie. Mais elle est morte. »
Ravic examina la chambre. Elle était pauvrement meublée, mais propre. Sur la fenêtre il y avait un vase avec des fuchsias.
« Il n’est pas si méchant, docteur. Un peu étrange, c’est tout.
– Alors, Bobo est revenu, une fois que tout a été fini ? » Pas de réponse. « Pourquoi ne le fichez-vous pas à la porte ? »
Ravic la regarda.
« L’amour, pensait-il. Ça aussi c’est de l’amour. L’éternel miracle qui irise le ciel gris et triste de la réalité, qui jette un rayon de beauté jusque sur un tas de boue… L’éternel miracle… et l’éternelle moquerie. » Il se sentait subitement en quelque sorte complice.
« Il ne faut pas vous en faire, Lucienne. Occupez-vous d’abord de reprendre des forces. »
Elle lui sourit, rassurée.
« Ce qu’il a dit au sujet de l’argent, docteur… ce… ce n’est pas vrai. Je vais tout payer. Tout. Par versements. Quand pourrai-je reprendre mon travail ?
– Dans deux semaines environ, si vous faites très attention. Et rien avec Bobo ! Absolument rien, Lucienne ! Sans quoi vous pourriez mourir. C’est compris ?
– Oui », répondit-elle sans conviction.
Il ramena les couvertures sur le corps mince. Il s’aperçut qu’elle pleurait.
« Est-ce que cela ne pourrait pas être plus tôt ? Je peux travailler assise. Il faut…
– Peut-être. Nous verrons. Cela dépend de la façon dont vous allez vous soigner. Vous devriez me dire le nom de l’avorteuse, Lucienne. » Il vit tout de suite qu’elle était sur la défensive. « Je n’ai pas l’intention d’aller à la police. Certainement pas. Je veux simplement tâcher de lui faire rendre ce que vous avez payé. Vous pourriez vivre plus tranquille. Combien était-ce ?
– Trois cents francs. Elle ne les rendra jamais.
– On peut toujours essayer. Donnez-moi son nom et son adresse. Vous n’aurez jamais plus besoin de ses services, Lucienne. Vous ne pouvez plus avoir d’enfant. Et d’autre part, elle ne peut vous nuire en aucune façon. »
Elle hésita et finit par dire :
« C’est dans le tiroir. Là. Du côté droit.
– Ce papier ?
– Oui.
– J’y passerai un de ces jours. N’ayez aucune crainte. » Il enfila son pardessus. « Qu’y a-t-il ? Pourquoi voulez-vous vous lever ?
– Bobo ! Vous ne le connaissez pas, docteur ! »
Ravic sourit.
« Je crois que j’ai connu pire que lui. Restez couchée et ne vous en faites pas pour moi. Au revoir Lucienne, je repasserai bientôt. »
Il tourna en même temps la clef et la poignée et ouvrit vivement la porte. Personne dans le corridor. Il n’était pas surpris. Il connaissait le genre de Bobo.
En bas, c’était l’assistant qui se trouvait à présent à l’étal de la boucherie, un homme au visage pâle, et qui n’avait certes pas l’entrain de la propriétaire. Il découpait avec nonchalance. Depuis la mort de son patron, il était fatigué. Il n’avait que peu de chance d’épouser la patronne. C’est-ce que déclarait à voix haute un brossier qui fréquentait le bistrot d’en face. Il ajoutait qu’elle le mènerait au tombeau avant que cela n’arrive. L’assistant avait déjà perdu beaucoup de poids, tandis que la veuve devenait chaque jour plus resplendissante. Ravic but un cassis et paya. Il avait pensé trouver Bobo dans le bistrot. Mais Bobo n’y était pas.
Jeanne Madou quitta rapidement le Schéhérazade. Elle ouvrit la porte du taxi dans lequel l’attendait Ravic.
« Allons vite chez toi, dit-elle.
– Est-il arrivé quelque chose ?
– Non, mais j’en ai assez de cette atmosphère de boîte de nuit. »
Ravic appela la vieille femme qui vendait des fleurs à l’entrée :
« Donnez-moi
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