L'arc de triomphe
air. Il fit signe à Ravic et l’invita à boire quelque chose avec lui. Ravic s’assit.
« Nous vivons trop à l’intérieur, dit Morosow. Ne trouves-tu pas ?
– Pas toi, en tout cas. Tu es toujours debout devant la porte du Schéhérazade.
– Je t’en prie, mon garçon, épargne-moi ta misérable logique. La nuit, je suis comme une espèce de meuble à deux pieds, planté devant la porte du Schéhérazade, je ne suis pas un être humain qui respire l’air. Nous vivons trop dans des chambres, nous faisons l’amour et nous nous désespérons aussi dans des chambres. Serais-tu capable de te désespérer dehors, toi ?
– Et comment ! fit Ravic.
– Si oui, c’est uniquement parce que tu vis trop dans des chambres. Tu ne le pourrais pas si tu étais habitué au grand air. Le désespoir dans un beau paysage prend une dignité qu’il n’a pas dans un appartement de deux pièces. Sans compter qu’on y est plus confortable. Je t’en prie, ne me contredis pas ! La contradiction est une marque de l’étroitesse d’esprit des Occidentaux. Au fond, qui voudrait vraiment avoir raison ? J’ai congé aujourd’hui et je veux absorber de la vie. Au fait, nous buvons également trop dans des chambres.
– On urine trop dans des chambres, je suppose ?
– C’est-cela, fais de l’ironie ! Les choses fondamentales de la vie sont simples et triviales. Ce n’est que notre imagination qui leur donne la vie. D’un poteau télégraphique elle fait le mât auquel s’accrochent nos rêves ! N’ai-je pas raison ?
– Non.
– Évidemment… et je ne veux même pas avoir raison.
– Alors, tu as raison.
– Nous dormons aussi trop dans des chambres. Nous devenons des espèces de meubles. Les maisons de pierre nous ont brisé l’épine dorsale. Nous sommes devenus des canapés, des dressoirs, des coffres-forts, des loyers, des salaires, des marmites et des cabinets de toilette ambulants !
– Tout à fait juste. Des programmes politiques, des fabriques de munitions, des asiles d’aveugles ou d’aliénés ambulants !
– Cesse de m’interrompre. Bois et tiens-toi tranquille, assassin au scalpel. Vois ce qui est advenu de nous. Les anciens Grecs seuls avaient les dieux de l’ivresse et de la joie de vivre : Bac-chus et Dionysos. Par quoi les avons-nous remplacés ? Par Freud, par les complexes d’infériorité et par la psychanalyse ! Nous redoutons les grands mots en amour, mais nous n’en avons jamais d’assez grands en politique. Triste génération ! »
Morosow cligna de l’œil.
« Vieux rêveur cynique ! dit Ravic clignant de l’œil à son tour. Cherches-tu encore à régénérer le monde ? »
Morosow se mit à rire.
« J’essaie de le toucher, espèce de jeune romantique désillusionné qui s’appelle Ravic et qui n’est dans le monde que pour un temps très court.
– Un temps très court, dit Ravic en riant. J’en suis déjà à ma troisième vie, si on compte par les noms. Est-ce de la vodka de Pologne ?
– Non. D’Estonie. De Riga. C’est la meilleure. Tiens, sers-toi, et demeurons ici sans rien dire. Contemplons la plus belle avenue du monde, jouissons de cette soirée divine, et crachons au visage du désespoir. »
Le coke crépita dans un des braseros. Un homme armé d’un violon s’installa au coin de l’avenue et se mit à jouer Auprès de ma blonde. Les passants le bousculaient, l’archet grinçait mais l’homme continuait à jouer comme s’il eût été seul au monde. Le son était aigre et sans écho comme si le violon était gelé. Deux Marocains allaient de table en table, proposant de la soie artificielle et des tapis aux couleurs criardes.
Les crieurs de journaux passèrent avec les dernières éditions. Morosow acheta Paris-Soir et l’Intransigeant, lut les en-têtes, et les repoussa.
« Ce sont tous des faux-monnayeurs ! Tu as remarqué que nous vivons à l’époque des faux-monnayeurs ?…
– Je croyais plutôt que nous vivions à l’époque des boîtes de conserves.
– Des boîtes de conserves ? »
Ravic indiqua les journaux :
« Des boîtes de conserves. Il n ' est plus nécessaire de penser. Tout est médité, mâché, ressenti d’avance. Il n’y a qu’à ouvrir les boîtes. Et on vous les livre à domicile trois fois par jour. Plus rien pour se cultiver. Plus rien qu’on puisse cuire au feu des questions, du doute et du désir. Des boîtes de conserves. Nous ne vivons pas
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