L'arc de triomphe
facilement, Boris. Nous vivons tout simplement à bon compte.
– Des boîtes de conserves avec de fausses étiquettes, dit Morosow en soulevant les journaux. De la fausse monnaie ! Regarde-moi ça ! Ils construisent des usines de munitions par amour de la paix, des camps de concentration par amour de la vérité, des tribunaux pour abriter tous les crimes des partis. Les gangsters politiques deviennent des sauveurs, et la Liberté est le grand mot derrière lequel se cachent toutes les soifs du pouvoir. De la fausse monnaie spirituelle ! La propagande du mensonge. Le machiavélisme de cuisine. L’idéalisme aux mains de la pègre. Si seulement ils étaient honnêtes !… »
Il froissa les journaux et les lança loin de lui.
« Je suppose que tu vas dire que nous lisons trop de journaux dans les chambres ?
– Naturellement, répliqua Morosow. Dehors, on n’en a besoin que pour allumer le feu… »
Morosow s’arrêta brusquement de parler. Ravic n’était plus à côté de lui. Il s’était levé, comme mû par un ressort, et en levant les yeux, Morosow le vit qui se frayait un chemin à travers la foule, en direction de l’avenue George-V.
Morosow demeura une seconde abasourdi. Puis il tira de l’argent de sa poche, le jeta dans la soucoupe et suivit Ravic. Il le suivait sans se douter de ce qui avait pu se produire, simplement pour être là au cas où Ravic aurait besoin de lui. Il ne vit pas d’agents de police, ni d’inspecteurs en civil qui auraient pu effrayer Ravic. Les trottoirs étaient noirs de monde. « Tant mieux, pensa Morosow. Si un policier le reconnaît, il pourra facilement s’échapper. » Il n’aperçut Ravic qu’une fois arrivé avenue George-V. Les signaux lumineux changeaient à cet instant précis, et la marée des voitures déferla. Ravic tentait quand même de traverser la rue. Un taxi manqua de le renverser. Morosow lui saisit le bras et le tira en arrière.
« Es-tu devenu subitement fou ? cria-t-il. Essaies-tu de te suicider ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Ravic ne répondit pas. Il fixait l’autre côté de la rue. La circulation était dense. Les voitures roulaient, quatre de front. Traverser eût été impossible. Morosow le secoua.
« Qu’y a-t-il, Ravic ? Est-ce la police ?
– Non, dit Ravic, sans détacher les yeux du flot des voitures.
– Alors, qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il, Ravic ?
– Haake !...
– Hein ! dit Morosow. Comment est-il vêtu ? Vite ! Vite, Ravic !
– Un pardessus gris foncé… »
Un sifflet aigu de l’agent retentit au milieu des Champs-Élysées. Ravic se précipita entre les dernières voitures. Un pardessus gris foncé, c’est tout ce qu’il avait remarqué. Il traversa l’avenue George-V et la rue Bassano. La rue semblait remplie de pardessus gris. Il se mit à jurer et marcha plus vite. La circulation s’était arrêtée à la hauteur de la rue Galilée. Il traversa à la course, se frayant brusquement un chemin à travers la foule qui encombrait les Champs-Élysées. Il atteignit la rue de Presbourg, la franchit et soudain s’arrêta. Devant lui s’étendait la place de l’Étoile, immense, sillonnée de voitures, et ses avenues s’élançant dans toutes les directions. Disparu ! Il ne retrouverait jamais personne dans ce maelström.
Il revint lentement sur ses pas, scrutant encore les visages des passants… mais son agitation s’était apaisée. Il se sentit soudain vidé. Il avait dû se tromper encore, ou alors Haake lui échappait pour la seconde fois. Était-il possible de se tromper deux fois ? Quelqu’un pouvait-il disparaître deux fois de suite de la surface de la terre ? Il s’était sans doute engagé dans la rue latérale. Il examina la rue de Presbourg. Des voitures, des voitures et du monde. C’était l’heure d’affluence. Inutile de continuer à chercher. Il était trop tard.
« Alors ? questionna Morosow quand il le rejoignit.
– Je vois probablement encore des fantômes.
– Tu l’as bien reconnu ?
– Il y a une minute, j’en étais sûr. Maintenant… je ne sais plus.
– Il y a beaucoup de visages qui se ressemblent, Ravic.
– Oui. Il y en a aussi qu’on n’oublie jamais.
– Que comptes-tu faire ? demanda Morosow, comme Ravic s’immobilisait.
– Je ne sais pas. Il n’y a rien à faire, j’imagine.
– Quelle malchance ! dit Boris. C’est la plus mauvaise heure. La fermeture des bureaux… Il y a foule
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