L'arc de triomphe
tout fait. Sans le moindre résultat. J’ai été terriblement malheureuse.
– Longtemps ?
– À peu près une semaine.
– C’est peu.
– C’est une éternité si on est vraiment malheureux. Je souffrais tellement avec chaque parcelle de mon être, qu’au bout d’une semaine j’étais tout épuisée. Mes cheveux étaient malheureux, ma peau, mon lit, même mes vêtements criaient de douleur. Plus rien d’autre n’existait que la souffrance. Et c’est quand cela se produit, que le malheur cesse d’être le malheur, puisqu’il n’y a plus de point de comparaison. Il n’y a plus que l’épuisement absolu. Et puis, c’est fini. Lentement on se remet à vivre. »
Il sentit sur sa main des lèvres très douces.
« À quoi penses-tu, demanda-t-elle.
– À rien, sinon à cette sorte d’innocence sauvage qu’il y a en toi. Corrompue, et pourtant pure. C’est-ce qu’il y a de plus dangereux au monde. Rends-moi mon verre. Je veux boire à mon ami Morosow, qui connaît si profondément le cœur humain !
– Je n’aime pas Morosow. Ne pourrions-nous boire à quelqu’un d’autre ?
– Bien sûr que tu ne l’aimes pas. Il voit trop clair. Tiens, buvons à toi.
– À moi !
– Oui, à toi.
– Je ne suis pas dangereuse, dit Jeanne, mais je suis en danger…
– C’est justement parce que tu crois l’être que tu l’es. Il ne t’arrivera jamais rien. À toi ! Salute !
– Salute ! Tu ne me comprends pas.
– Pourquoi chercher à se comprendre ? C’est la principale cause de tous les malentendus. Remplis mon verre.
– Tu bois trop. Pourquoi bois-tu autant !
– Jeanne, dit Ravic, un jour viendra où tu me diras : tu bois trop ! En croyant ne vouloir que mon bien. En réalité, ce que tu chercheras, c’est à m’empêcher de m’évader vers des régions que tu ne pourras plus contrôler. Salute ! Tiens, buvons ! Nous venons de faire quelque chose de très bien. Nous avons réussi à éviter le genre pathétique qui nous guettait depuis le début de cette conversation ! »
Elle se redressa, appuya ses mains à terre, et l’observa. Elle avait les yeux grands ouverts. Le peignoir avait glissé de ses épaules. Sa chevelure retombait sur sa nuque. Elle apparaissait dans le noir comme une sorte de jeune animal sain et vigoureux.
« Je sais que tu te moques de moi, dit-elle. Mais ça m’est égal. Je me sens vivre ; je le sens dans tous mes membres. Je respire différemment et mon sommeil n’est plus mort. Mes articula tions servent maintenant à quelque chose, et mes mains ont cessé d’être vides. Peu m’importe ce que tu penses et ce que tu dis. Je me laisse aller, je m’abandonne sans arrière-pensée. Je suis heureuse et je ne crains pas de le dire tout haut, même si cela doit te faire rire de moi…
– Ce n’est pas de toi, mais de moi que je ris, Jeanne… »
Elle se pencha vers lui :
« Qu’y a-t-il derrière ce front qui résiste sans cesse !
– Il n’y a rien qui résiste. Je suis plus lent que toi, c’est tout. »
Elle secoua la tête.
« Non, c’est plus que cela. C’est quelque chose qui veut rester seul. Je le sens… C’est comme une barrière.
– Sais-tu ce que c’est ? C’est quinze années de vie de plus que toi. Il y a des gens dont la vie n’est pas comme dans une maison qu’on peut embellir et orner sans cesse de souvenirs. Il y a les gens qui vivent à l’hôtel. Les années tombent sur eux durement, ne laissant qu’un peu de courage et jamais de regrets. »
Elle ne répondit pas. Il se demandait si elle l’avait écouté. La chaleur de l’alcool circulait dans ses veines. Un silence régnait autour de lui dans lequel les battements mêmes de son cœur se taisaient. La lune rougeâtre montait au ciel. Elle semblait, sur les toits, comme la coupole d’une mosquée. Elle montait lentement, tandis que le sol se recouvrait de neige. Jeanne s’appuya de nouveau sur ses genoux.
« Je sais, dit-elle, que j’ai tort de te parler ainsi de ma vie d’avant. Je pourrais ne rien dire, ou encore, je pourrais mentir, mais je ne veux pas ».
Ravic la regarda. Un de ses genoux écrasait contre le journal une des grandes fleurs blanches. Quelle nuit étrange ! pensa-t-il. Quelque part, des hommes s’entre-tuent. Quelque part, des hommes sont pourchassés, emprisonnés, torturés et assassinés ; un coin quelconque de monde paisible est piétiné par un envahisseur. Et
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