L'arc de triomphe
Je serai chez la mère Marie. Et plus tard chez Bublishki. Téléphone-moi ou rejoins-moi là. »
Il haussa ses épais sourcils.
« Et ne prends aucun risque. Ne joue pas inutilement le héros. Ne fais pas l’imbécile. Ne tire que si tu es sûr de ne pas te faire prendre. Nous sommes dans la vie et non au cinéma.
– Je sais, Boris. Ne t’en fais pas. »
Ravic se rendit à l’International, et en repartit aussitôt. En chemin il s’arrêta à l’hôtel de Milan. Il consulta sa montre. Il était huit heures et demie. Jeanne serait encore chez elle.
« Ravic ! dit-elle toute surprise quand elle le vit arriver. Tu es venu ici ?
– Oui…
– C’est la première fois, tu sais. La première fois depuis le jour où tu m’y as amenée. »
Ravic sourit distraitement.
« C’est vrai, Jeanne. Nous vivons une vie étrange.
– Oui, comme des taupes. Ou des chauves-souris. Ou des hiboux. Nous nous voyons seulement quand il fait noir. »
Elle traversa la pièce de son pas allongé. Elle portait un déshabillé bleu, retenu sur ses hanches par une ceinture. La robe de dîner noire qu’elle portait au Schéhérazade était étendue sur le lit. Elle lui parut belle et lointaine.
« Tu dois partir, Jeanne ?
– Non, pas avant une demi-heure. C’est mon meilleur moment. L’heure qui précède mon départ. Regarde ce que j’ai ! J’ai du café et tout le temps possible. Et maintenant, je t’ai aussi. Il y a même du calvados. »
Elle apporta la bouteille. Il la posa sur la table sans la déboucher. Il lui prit les mains et dit :
« Jeanne… »
Elle s’approcha davantage de lui et ferma à demi les yeux.
« Dis-moi tout de suite ce qu’il y a.
– Que veux-tu dire ?
– Quand tu es comme cela, c’est qu’il y a toujours quelque chose. C’est pour ça que tu es venu ? »
Sans qu’elle bougeât, ni qu’elle remuât les mains, il sentit qu’elle voulait se dégager.
« Il ne faut pas que tu viennes ce soir, Jeanne. Pas ce soir, et peut-être pas pendant quelques jours.
– Faut-il que tu restes à l’hôpital ?
– Non. C’est autre chose. Je ne peux pas en parler. Mais c’est quelque chose qui n’a rien à voir avec toi et moi. »
Elle demeura immobile et dit :
« C’est bien.
– Tu comprends ?
– Non. Mais puisque tu le dis, c’est bien.
– Tu ne m’en veux pas ? »
Elle le regarda.
« Mon Dieu, Ravic ! Comment pourrais-je t’en vouloir de quoi que ce soit ? »
Il releva la tête. C’était comme si une main se fût appuyée pesamment sur son cœur. Jeanne avait dit cela presque sans réfléchir. Mais rien n’aurait pu le toucher davantage. Il n’écoutait qu’à moitié les paroles qu’elle murmurait toujours la nuit ; il les oubliait dès que les premières lueurs de l’aube éclairaient la fenêtre. Il savait que les heures d’extase qu’elle passait blottie contre lui étaient comme une sorte d’intoxication, d’ivresse momentanée. Il n’y prêtait jamais attention. Et maintenant, pour la première fois, comme un aviateur qui aperçoit soudain la terre, verte, brune, et solide, par une échancrure dans les nuages sur lesquels la lumière joue à cache-cache, pour la première fois, il vit en elle quelque chose de plus. Il vit le dévouement derrière l’extase, le sentiment derrière l’intoxication, la confiance toute simple derrière le flot des paroles. Il s’était attendu à des soupçons, à des questions, au manque de compréhension ; il ne s’était pas attendu à cela. Ce sont les petits événements qui amènent toujours les grandes révélations. Les grands événements comportent trop de gestes dramatiques, et trop de tentations de mentir.
Une chambre d’hôtel. Quelques valises, un lit, de la lumière ; au-delà de la fenêtre, la solitude sombre de la nuit et du passé… et ici, le visage brillant aux yeux gris, aux sourcils arqués, la chevelure merveilleuse… toute une vie palpitante tendue vers lui comme l’oléandre se tend vers la lumière. Tout cela s’offrait à lui, lui disait : Prends-moi, tiens-moi ! » N’avait-il pas dit il y avait longtemps : « Je te tiendrai » ?
« Bonsoir, Jeanne.
– Bonsoir, Ravic. »
Il était assis à la terrasse du Fouquet’s. À la même table que l’autre fois. Il y demeura pendant des heures, plongé dans son passé sombre où ne brillait qu’une seule lumière : l’espoir de la vengeance.
Ils l’avaient
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