L'arc de triomphe

dans la baie de Capri. Avec des flots d’écume, elle tourbillonnait sans cesse autour de lui, lui prodiguant nuit et jour mille baisers, l’enlaçant de ses bras blancs, pleurant et le suppliant de venir à elle. Cet amour et ces caresses de la vague minaient lentement le rocher, si bien qu’un jour, il se rendit à son appel, et s’enfonça dans ses bras. »
    Il but une gorgée de calvados.
    « Et qu’arriva-t-il ? demanda Jeanne.
    –  Il arriva tout simplement qu’il avait cessé d’être un rocher avec lequel elle pouvait jouer, qu’elle pouvait aimer, dont elle pouvait rêver. Il n’était plus qu’un bloc de pierre au fond de l’océan, noyé en elle. La vague se sentit déçue et trompée, et elle se mit à la recherche d’un autre rocher.
    –  Et qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Jeanne. Qu’il eût mieux fait de demeurer rocher ?
    –  C’est-ce que dit la vague. Mais que veux-tu. ce qui bouge est plus fort que ce qui demeure immobile. L’eau est plus forte que les pierres. »
    Elle fit un geste d’impatience.
    « Cela n’a rien à voir avec nous. C’est une histoire qui ne veut rien dire. Ou alors, tu t’amuses encore à mes dépens. Je ne suis sûre que d’une chose : c’est que si jamais ce jour arrive, c’est toi qui me quitteras.
    –  Ce sera ta dernière parole, le jour où tu t’en iras, dit Ravic en riant. Tu m’expliqueras que c’est moi qui te quitte. Tu te trouveras des raisons auxquelles tu croiras… Tu les exposeras devant la plus vieille cour de justice qui soit au monde : la Nature. Il appela le maître d’hôtel.
    –  Pouvons-nous acheter cette bouteille de calvados ?
    –  Vous voulez l’emporter avec vous ?
    –  Exactement.
    –  C’est contraire au règlement, monsieur. Nous ne vendons pas les bouteilles.
    –  Allez demander au patron. »
    Le maître d’hôtel revint avec un journal. C’était un exemplaire de Paris-Soir.
    « Le patron consent à faire une exception », dit-il en rebouchant la bouteille et en l’enveloppant dans le journal, après avoir glissé la page des sports dans sa poche. « Voilà, monsieur. Il vaut mieux la conserver dans un endroit frais et sombre. Elle vient d’un domaine qui appartient au grand-père du patron.
    –  Merci », dit Ravic.
    Il prit la bouteille et la contempla :
    « Soleil qui, au cours d’un été chaud et d’un automne bleu, as mûri les pommes d’un vieux verger de Normandie, viens avec nous ! Nous avons besoin de toi ! Des orages se préparent à l’horizon du monde ! »
    Dehors, il s’était mis à pleuvoir. Jeanne s’arrêta.
    « Ravic, m’aimes-tu ?
    –  Oui, Jeanne. Plus que tu ne le penses. »
    Elle s’appuya contre lui.
    « Il y a des moments où on ne le dirait pas.
    –  Tu te trompes, sans quoi je ne te dirais jamais ces choses.
    –  Il y en a d’autres qu’il vaut mieux me dire. »
    Il sourit.
    « L’amour n’est pas toujours un étang où on peut retrouver son image, Jeanne. C’est un flot qui a ses remous, ses marées, ses épaves, ses villes englouties, ses pieuvres, ses tempêtes, et aussi ses coffres remplis d’or et de perles. Mais les perles sont tout au fond.
    –  Je ne connais rien de tout cela. L’amour, c’est de s’appartenir l’un à l’autre. Pour toujours. »
    « Pour toujours, pensa-t-il. Le vieux conte de fées. On dit pour toujours quand on ne peut même pas retenir l’instant. » Jeanne s’enveloppa dans son manteau en frissonnant.
    « Je voudrais que ce fût l’été, dit-elle. Je ne l’ai jamais attendu aussi impatiemment que cette année. »
     
    Elle tira du placard sa robe du soir, et la jeta sur le lit.
    « Comme j’ai horreur, parfois, de porter toujours la même robe noire ! D’aller au même Schéhérazade ! Toujours la même chose ! Toujours. »
    Ravic releva la tête sans rien dire.
    « Tu me comprends ? demanda-t-elle.
    –  Oh ! oui…
    –  Alors, mon amour, pourquoi ne m’emmènes-tu pas loin d’ici ?
    –  Où ?
    –  N’importe où. »
    Ravic prit la bouteille de calvados et retira le bouchon. Il emplit un verre.
    « Tiens, dit-il, bois ceci.
    –  Ça n’aide pas, dit-elle en secouant la tête. Il y a des fois où ça ne donne rien, de boire. Je ne veux pas y aller ce soir… me mêler à tous ces imbéciles.
    –  Alors, reste ici.
    –  Comment ?
    –  Téléphone et dis que tu es malade.
    –  Même si je fais cela, il faudra que j’y aille demain.