L'archipel des hérétiques
informations qu'ils détenaient sur les Indes. En 1590,
les Pays-Bas - ainsi que les autres puissances occidentales - n'avaient
toujours pas la moindre idée du meilleur itinéraire pour arriver jusqu'aux
épices, des coordonnées précises des îles les plus riches, ni de la nature et
de la position des forces qu'ils auraient à affronter. Quant aux informations
qui leur étaient les plus vitales, des instructions de navigation détaillées
pour se diriger dans les mers d'Extrême-Orient, elles étaient les plus
jalousement gardées par l'ennemi.
Avant l'apparition de cartes et d'instruments de
navigation fiables, toutes les grandes puissances maritimes d'Occident s'évertuèrent
à préserver le savoir accumulé par leurs navigateurs. Elles synthétisèrent des
décennies d'expérience sous le terme générique de rutters, pour établir
des manuels d'instructions reposant sur toutes les informations dont on
disposait, concernant telle contrée ou tel itinéraire. Ces manuels comptaient
parmi les trésors d'État les plus jalousement préservés. Les capitaines et les
timoniers avaient ordre exprès de les détruire, si leur navire se trouvait en
péril de naufrage ou de capture, et ils se conformèrent si scrupuleusement à
ces impératifs qu'on ne trouva jamais aucun de ces fameux manuels à bord des
navires espagnols ou portugais arraisonnés par des corsaires. Toutes les
tentatives échouèrent, y compris les plus subtiles et les plus élaborées. Les
Hollandais envoyèrent des espions à Lisbonne avec mission de voler ou d'acheter
au moins un exemplaire de ces rutters. En pure perte. Or, sans une
parfaite compréhension des informations qu'ils contenaient, toute expédition à
destination de l'Orient était d'emblée condamnée à l'échec.
Il fallut attendre 1592 pour que cet irritant problème
trouve sa solution, en la personne d'un tout jeune homme, un certain Jan
Huyghen Van Linscho-ten 6 . Originaire du port morutier d'Enkhuizen,
Van Linschoten revenait d'un séjour de neuf ans en Orient. Il parlait
couramment le portugais et, durant son voyage, il avait rencontré un certain
nombre de personnages influents, mais aussi une foule d'humbles marins et de
navigateurs obscurs. Il disposait donc d'une inestimable source d'informations,
concernant non seulement les comptoirs portugais d'Orient, mais aussi et
surtout les itinéraires qu'empruntaient les navires et les ports d'Asie où ils
achetaient leurs épices. Cette mine d'informations fut publiée sous les espèces
de trois ouvrages qui parurent en Hollande en 1595 et 1596, et ce n'est certes
pas un hasard si la première expédition hollandaise à destination des Indes
appareilla peu après la publication du premier de ces volumes 7 .
Les marchands qui avaient armé cette flottille prirent le
nom de Compagnie de Verre - la Compagnie au Long Cours 8 . Ils
étaient originaires d'Amsterdam et avaient à leur tête Reinier Pauw 9 ,
un marchand richissime qui, après avoir fait fortune dans le commerce des bois
de la Baltique, envisageait à présent d'investir dans les épices. Pauw et ses
associés rassemblèrent non moins de deux cent quatre-vingt-dix mille florins
pour financer le voyage. Cela leur permit d'armer quatre bâtiments et de les doter
d'une importante somme destinée à l'achat de la cargaison.
Cette expédition que les Hollandais baptisèrent YEerste
Schipwaart, c'est-à-dire la « première flotte », fut soigneusement
préparée, pendant plus de trois ans, avec l'aval de l'État lui-même. Les quatre
bâtiments furent équipés de canons gracieusement fournis par plusieurs cités
hollandaises. Ils disposaient des cartes les plus récentes et des navigateurs
les plus chevronnés. Et par-dessus tout, peu avant de lever l'ancre, au
printemps 1595, chaque maître de bord reçut un rutter établi à la hâte
que l'on baptisa le Reysgeschrift. Ces manuels contenaient des
instructions complètes, fournies par Jan Van Linschoten pour rejoindre les
Indes par voie de mer.
Les seules failles de l'organisation furent les capitaines
sur lesquels se porta le choix des armateurs. Parmi les marchands chargés de la
direction de l'expédition, plusieurs n'avaient ni la carrure ni le tempérament
de leur emploi. L'un d'eux, un certain Gerrit Van Beuningen, subrécargue de Y Amsterdam, passa le plus clair du voyage dans les fers, soupçonné d'une
tentative de meurtre sur la personne de Cornelisz de Houtman 10 , du
Mauritius - lequel avait pour sa part
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