L'archipel des hérétiques
comme l'avaient surnommée ses compatriotes, était devenue sans conteste
l'entreprise privée la plus rentable et la plus puissante de la République des
Provinces-Unies.
Comme le succès des épices ne se démentait pas, et que
leurs cours restaient fixés au plus haut, la prospérité de la Jan Compagnie
semblait définitivement assurée 15 . Les marchands hollandais optèrent
donc pour une politique de plus en plus ambitieuse en Orient 16 . Le marchand
anglais Henry Middleton, qui eut quelques démêlés avec les représentants de la
VOC à Bantam, protesta vigoureusement contre l'insolence croissante de cette «
nation imbue d'elle-même » 17 , et il n'était certes pas le seul à
s'en offusquer.
Les Dix-sept imposaient leur loi sur le sol national avec
tout autant d'arrogance. Oubliant qu'ils devaient leurs premières victoires à
des canons gracieusement fournis par le gouvernement fédéral et que le monopole
de la Compagnie demeurait entre les mains de l'État, les directeurs de la VOC
saisissaient la moindre occasion pour affirmer leur indépendance. « Les cités
et places fortes capturées, écrivirent-ils avec aplomb aux autorités de l'État,
ne doivent pas être considérées comme des conquêtes nationales, mais comme la
propriété privée des marchands qui sont, de ce fait, fondés à vendre ces
territoires à qui bon leur semblera - fût-ce au roi d'Espagne lui-même 18 .
»
Les autorités des Provinces-Unies, qui comptaient sur la
Jan Compagnie pour lutter contre le Portugal et l'Espagne sur les mers
d'Orient, se résignèrent à tolérer la présomption de la Compagnie hollandaise
des Indes orientales. Ce qui était loin d'être le cas de son homologue
anglaise, dont l'emprise fragile sur le commerce des épices, laborieusement établi
au fil des décennies, se trouvait considérablement menacée par l'arrivée en
force des Hollandais. «L'insolence de ces "boîtes à beurre" 19 est telle, pestait un autre marchand anglais en 1618, que si nous la tolérons
encore un tant soit peu, ils finiront par s'octroyer tout le territoire des
Indes, et nul ne pourra plus venir y faire commerce, à moins de passer par leur
entremise. » Les faits lui donnèrent amplement raison, puisque, un an plus
tard, les Hollandais avaient pratiquement chassé tous leurs rivaux des Indes.
Trois ans plus tard, ils avaient soumis les îles Banda et contrôlaient
l'approvisionnement mondial en noix muscade. Ce furent ces conquêtes, plus
qu'aucune autre, qui assurèrent l'avenir et la prospérité de la Jan Compagnie.
Au milieu des années 1620, le commerce avec les Indes, si hasardeux et si peu
rentable vingt ans plus tôt, était devenu un véritable monopole, parfaitement
organisé. Les six chambres de la VOC régnaient désormais sur un réseau
commercial générant des bénéfices colossaux.
Toutes ces richesses allaient directement remplir les
coffres de la Compagnie, avant d'aboutir dans ceux de ses principaux
actionnaires - les grands négociants de la République de Hollande, et, en
particulier, les directeurs des six chambres. Les bénéfices encaissés et les
dividendes servis étaient proprement inouïs. Lors de certains voyages, on
enregistra des profits de 1000 %. Des dividendes de 10, 20, voire dans certains
cas 100 %, furent annuellement versés aux actionnaires. Les fortunes accu-mulées
par les principaux négociants d'Amsterdam et de Middelburg dépassaient celles
de certaines monarchies d'Europe. En 1620, l'homme le plus riche de la
République de Hollande était Jacob Pop-pen 20 , dont le père Jan avait
été l'un des investisseurs de la première heure dans le commerce des Indes. Sa
fortune fut évaluée à cinq cent mille florins, en un temps où trois cents
florins suffisaient à loger et nourrir une famille entière à Amsterdam.
Seule une infime fraction de cette manne parvenait dans
les poches des marchands et des marins qui s'embarquaient pour l'Orient au
péril de leur vie 21 . Les employés de la VOC, depuis les
subré-cargues responsables du navire et de sa cargaison, jusqu'au dernier des
hommes d'équipage, ne recevaient qu'un maigre salaire, assorti de la garantie
du gîte et du couvert pendant la durée de leur emploi. En fait, cet arrangement
pouvait sembler avantageux aux plus nécessiteux, qui occupaient les postes
subalternes et n'avaient que peu d'espoir de trouver des emplois stables dans
leur ville natale. Mais pour les employés administratifs et commerciaux, qui
gagnaient à
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