L'archipel des hérétiques
armateurs plusieurs fois cette
somme. Il était personnellement responsable de la navigation et de la sécurité
de son navire, ainsi que de celle des quelque trois cents âmes qu'il
transportait. Mais sur le Batavia comme sur tous les indiaman hollandais, le maître navigateur se trouvait être subordonné à l'officier
chargé des opérations commerciales qui, lui, n'avait que peu d'expérience de la
mer et ne comprenait pas grand-chose aux navires et à la navigation.
Cet officier était le surintendant ou subrécargue. Comme
l'indique son titre, il était chargé de veiller à la rentabilité du voyage pour
le compte de ses propres maîtres, les dix-sept directeurs de la
Verenigde Oost-indische Compagnie - la Compagnie
unifiée des Indes orientales - qui avait armé le bâtiment. Dans la première
moitié du XVIIe siècle, non
contente d'être l'organisation la plus importante de la
République des Provinces-Unies des Pays-Bas, et le principal employeur sur le
sol national, la VOC était aussi le consortium le plus prospère et le plus
puissant de l'univers connu. Elle avait bâti son empire et son immense fortune
en faisant passer ses intérêts commerciaux et son profit avant tout le reste.
Le subrécargue et son subordonné direct, l'intendant adjoint, qui la
représentaient à bord, avaient donc toute autorité. Ils pouvaient ordonner au
navire de prendre le large, ou le faire rester à quai dans quelque port
grouillant de moustiques, jusqu'à ce que les cales soient pleines à ras bord,
en dépit des fièvres, des épidémies et des carences alimentaires qui décimaient
l'équipage.
Le capitaine d'un indiaman hollandais se trouvait
donc dans une position des plus délicates. Il devait à la fois présenter les
qualités de navigateur et de meneur d'hommes que l'on attendait de tout maître
de bord, et faire preuve d'un tact, voire d'une docilité rarement réunis chez
des hommes de cette trempe, déterminés et endurcis par de nombreuses années de
mer. Il avait certes les pleins pouvoirs sur le fonctionnement quotidien du
navire, mais les autorités commerciales pouvaient à tout moment lui imposer des
ordres auxquels il devait se soumettre sans murmurer. Il lui revenait de
déterminer l'itinéraire du navire, mais ne décidait pas de sa destination, et
une fois à quai, il n'avait pratiquement plus aucun pouvoir.
Ariaen Jacobsz 2 , capitaine du Batavia ,
n'en était pas à son premier voyage. Navigateur chevronné, il était originaire
de Durgerdam, une bourgade de pêcheurs située à trois kilomètres au nord-est
d'Amsterdam. Voilà plus de deux décennies qu'il écumait les océans sur la route
des Indes, au service de la VOC. A bien des égards, Francisco Pelsaert, subré-cargue
du Batavia , était son extrême opposé. Du point de vue de la fortune et
de l'instruction, certes - ce qui n'avait rien de bien exceptionnel, à l'époque
-, mais aussi pour ce qui était de ses origines. Car Pelsaert n'était même pas
hollandais. Il venait d'Anvers, la grande rivale d'Amsterdam, sise dans le sud
du Nederland - et pis, il était issu d'une famille catholique, alors que la VOC
exigeait en principe de tous ses officiers qu'ils soient protestants. Il
n'avait pas les talents de leader d'un Jacobsz, et en dépit de sa grande
expérience du commerce aux Indes, il était d'un caractère aussi indécis que
celui du capitaine était assuré et résolu. Les deux hommes ne s'appréciaient
guère.
Jacobsz 1 avait à son actif plusieurs voyages en Orient. Il devait avoir une bonne
quarantaine d'années, ce qui le classait dans la tranche d'âge la plus élevée
des hommes du Batavia. Ses compétences de marin n'étaient plus à
démontrer. C'était un navigateur hors pair, et il avait déjà brillamment fait
ses preuves aux commandes d'un autre important bâtiment de la VOC. La Compagnie
hollandaise des Indes orientales n'avait certes pas pour habitude de confier
ses navires flambant neufs à des navigateurs médiocres. Mais ses états de
service indiquaient aussi qu'il était d'un tempérament colérique, emporté, et
d'une extrême susceptibilité. Il lui arrivait de forcer sur la bouteille et
c'était un coureur de jupon éhonté, n'hésitant pas à poursuivre de ses
assiduités les passagères qui voyageaient à son bord 3 .
Tels étaient donc les deux hommes responsables de la
sécurité du Batavia , en ces premières heures du 4 juin 1629. Cette
responsabilité n'avait rien d'écrasant pour le maître
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