L'archipel des hérétiques

de
communiquer entre eux. Il avait bâillonné le camp adverse en dissolvant
l'assemblée de Frans Jansz, dont il avait remplacé les membres par ses propres
complices, puis il avait entrepris d'assassiner les survivants du Batavia - ceux-là mêmes qu'il était censé protéger. A la fin de la première semaine de
juillet, il en avait déjà fait exécuter huit - cinq clandestinement et trois au
vu de tous, en les accusant de vol. Rien ne semblait pouvoir l'empêcher de
continuer ainsi, jusqu'à ce qu'il ait réussi à éclaircir suffisamment les rangs
des loyalistes et qu'il n'ait plus rien à craindre d'eux, même lorsqu'ils
finiraient par comprendre la véritable nature de ses projets. Quant aux
quatorze hommes du prévôt Pieter Jansz, aux vingt de Hayes et aux quarante-cinq
qu'il avait envoyés dépérir sur l'île aux Otaries, ils ne représentaient aucun
danger immédiat, et on pouvait d'ores et déjà les considérer comme disparus.
    Quoique... Le groupe de Hayes lui inspirait pourtant une
certaine inquiétude. Les deux autres étaient constitués d'hommes, de femmes et
d'enfants peu susceptibles de lui opposer une quelconque résistance, mais celui
de l'île Haute était composé de soldats, des hommes endurcis, résolus et
capables de lui résister - ce qui expliquait sans doute que Cornelisz les ait
envoyés le plus loin possible du Cimetière du Batavia, sans une
embarcation, sur des terres arides où il savait qu'ils avaient peu de chances
de survivre. Comme les semaines passaient et que l'on restait sans nouvelles
d'eux, l'intendant adjoint dut en conclure qu'ils avaient tous péri. Il n'y
aurait vu que des avantages, mais ce point n'était pas indispensable à ses
projets. Pour l'instant, il se contentait de tenir Hayes à distance, aussi
longtemps qu'il ne découvrirait pas d'eau.
    Dans des circonstances ordinaires, la nouvelle d'une telle
découverte aurait été accueillie avec un immense soulagement. Mais le plan
qu'avait écha-faudé Jeronimus pour capturer le vaisseau de ses futurs
sauveteurs exigeait que la population des rescapés reste divisée en quatre
groupes, auxquels il imposerait plus facilement son pouvoir. Mais, dans
l'hypothèse où l'on trouverait un point d'eau, les survivants s'étonneraient de
voir Cornelisz refuser de réunir les quatre groupes autour de ce point -chose
qu'il ne pouvait absolument pas laisser advenir, sous peine de se retrouver en
minorité, lui et ses mutinés.
    Et effectivement, la découverte de plusieurs poches d'eau
sur l'île Haute, le 9 juillet, jeta la confusion la plus totale dans ses plans.
Ce soir-là, Cornelisz contempla d'un œil incrédule les flammes du premier
bûcher qui montèrent dans le ciel nocturne. Il fut suivi d'un deuxième puis
d'un troisième bûcher, allumés sur le rivage de l'île Haute 60 . Vingt
jours après avoir quitté le Cimetière du Batavia, Hayes était donc
toujours bien vivant, et il avait trouvé de l'eau ! Il demandait, en outre,
qu'on lui envoie rapidement les embarcations promises, pour rejoindre le
Cimetière du Batavia.
    Pour la première fois depuis qu'il avait pris pied sur son
île, Cornelisz se trouvait confronté à un véritable dilemme. Il ne pouvait se
contenter d'ignorer ces signaux, qui étaient visibles depuis le campement, et
il ne pouvait pas en tenir compte, puisqu'il n'était pas question de laisser
Hayes et ses hommes revenir sur le Cimetière du Batavia. Mais, en
refusant de lui envoyer des bateaux, l'intendant adjoint et ses conseillers ne
manqueraient pas d'éveiller les soupçons des autres rescapés, qui
comprendraient immédiatement que Jeronimus et son nouveau conseil se souciaient
peu de leurs intérêts. De son côté, Hayes allait bien se douter que quelque chose
ne tournait pas rond. Il resterait sur ses gardes, et il deviendrait difficile
de l'attaquer par surprise. Pour couronner le tout, grâce à l'eau qu'ils
venaient de découvrir, lui et ses soldats avaient désormais la possibilité de
survivre indéfiniment sur leur île, alors que Cornelisz et ses hommes restaient
tributaires des pluies. Au-delà du signal qu'ils convoyaient, les bûchers de
Hayes étaient de véritables augures - et non des plus heureux, pour l'intendant
adjoint. Ses projets allaient être démasqués et il ne pourrait continuer à agir
à couvert.
    Quelques instants après l'apparition des feux, l'attention
de Jeronimus et de ses hommes fut attirée par une soudaine flambée d'activité,
du côté de l'île aux