L'archipel des hérétiques

d'hommes, dont ils viendraient facilement à bout 51 .
    Il semble que Jeronimus ait cru aux chances de succès de
ce plan, mais il en connaissait aussi les failles. Rien ne réussirait, tant
qu'il resterait une telle foule sur l'île. D'abord parce que les réserves, qui
diminuaient à vue d'œil, ne leur permettraient peut-être pas de tenir jusqu'à
l'arrivée des secours, et ensuite parce que la population de l'île restait en
majorité fidèle à la VOC - sans compter qu'il y avait de grandes chances pour
que les loyalistes tentent d'avertir leurs sauveteurs de l'embuscade qui leur
serait tendue. Et, une fois de plus, la solution s'imposa à lui dans toute la
brutalité de sa logique : tout ce qui faisait obstacle à ses projets devait
disparaître.
    Tout autre leader aurait reculé devant la perspective de
supprimer froidement cent cinquante personnes des deux sexes et de tous les
âges mais, à son habitude, Cornelisz envisagea cette solution avec le plus
grand détachement. En sa qualité de chef du conseil de l'île, il était investi
du pouvoir de la VOC et, selon sa logique quelque peu contournée, tous ceux qui
s'opposaient à ses projets ou risquaient de les faire capoter devenaient de
facto des mutins. Quant aux autres rescapés, ceux qu'il avait envoyés sur
les autres îles, il dut se persuader qu'ils ne tarderaient pas à dépérir, car
il ne se donna même pas la peine d'envisager l'hypothèse contraire.
    Le carnage commença au cours de la première semaine de
juillet.
    Cornelisz avait laissé s'écouler plusieurs jours en
attendant son heure. Il voulait supprimer ses opposants et puisque, selon toute
probabilité, la principale source d'opposition lui viendrait des conseillers
eux-mêmes, il lui fallait avant tout un prétexte pour dissoudre le raad. L'occasion ne tarda pas à se présenter. Cornelisz avait appris qu'un certain
Abraham Hendricx 52 , soldat de son état, avait été surpris à puiser
indûment dans un baril du magasin. Soumis à un interrogatoire musclé, Hendricx
passa aux aveux. Il s'était déjà servi dans les barils du magasin à plu-sieurs
reprises et avait partagé son butin avec l'un des canonniers du Batavia. En ces circonstances extrêmes, un tel vol était passible de la peine capitale.
En revanche, il serait plus délicat d'établir la culpabilité du canonnier et le
conseil serait vraisemblablement enclin à l'épargner. Jeronimus décida
d'exploiter la situation. Il exigea l'exécution des deux coupables, espérant
ainsi soulever une vague de protestations contre lui.
    « Le 4 juillet, lorsqu'on découvrit qu'Abraham Hen-dricx,
de Delft, s'était plusieurs fois servi dans un baril de vin et s'était enivré -
en compagnie d'un dénommé Ariaen Ariaensz, canonnier - Jeronimus réunit le
conseil. Il déclara que les deux voleurs méritaient la mort, sans grâce ni
sursis, et qu'il fallait les noyer sur-le-champ.
    » Le conseil donna son consentement pour Abraham Hendricx,
parce qu'il s'était indûment attaqué à un baril, mais pour ce qui était
d'Ariaen Ariaensz, son complice, ses membres se montrèrent plus réticents et
refusèrent de prononcer une sentence de mort. Là-dessus, Jeronimus entra en
furie et s'exclama : "Comment osez-vous vous y opposer ? Vous allez
pourtant devoir prendre bien d'autres décisions, sinon... !" A ces mots,
tout un chacun prit peur, en se demandant ce qu'il entendait au juste par là 53 .»
    Ce que Jeronimus entendait au juste devint limpide dès le
lendemain, 5 juillet. Il prononça sans crier gare la dissolution du conseil,
révoquant tous les conseillers. Cette solution radicale, mais prévue par le
règlement, lui laissait à présent les mains libres pour « constituer un nouveau
conseil avec des personnes s'accordant à ses projets - à savoir Coen-raat Van
Huyssen, cadet, David Zevanck, assistant, et Jacob Pietersz Cosijn, caporal 54 ».
    Fort du soutien de son nouveau conseil, Cornelisz ne
craignait désormais plus rien. Les Zevanck et consorts suivraient ses
instructions à la lettre et il n'y avait aucune chance pour que les autres
habitants de l'île se dressent contre leurs représentants, tant qu'ils
pourraient agir derrière une façade de légalité. L'intendant adjoint en apporta
sur-le-champ la preuve en accusant deux des charpentiers d'avoir prémédité de
s'évader dans l'une des petites embarcations qu'ils avaient bricolées 55 .
Il n'avait aucun indice tangible à l'appui de cette accusation, mais le conseil
n'eut