L'archipel des hérétiques
Traîtres. Des silhouettes indistinctes s'affairaient
autour de deux petites embarcations, sans doute assemblées sur place, que les
rescapés essayaient de mettre à la mer depuis le rivage nord de leur récif de
corail. Pieter Jansz, le prévôt, fut le premier à y monter, bientôt suivi de sa
femme et de son enfant -puis ce fut le tour de Claes Harmanszoon, un soldat
allemand originaire de Magdeburg, qui s'embarqua avec sa femme, et une autre
rescapée, une dénom-mée Claudine Patoy, elle aussi accompagnée d'un enfant. Les
autres membres du groupe étaient tous des hommes, marins ou soldats, hollandais
pour la plupart. Empoignant des pagaies rudimentaires, taillées dans du bois de
flottage, ils se mirent à ramer vers le nord, se dirigeant tant bien que mal à
travers les bancs de sable.
Cornelisz devina aussitôt leurs projets. Il avait exilé le
prévôt et ses hommes sur cet îlot en leur faisant miroiter la possibilité
d'aller par la suite rejoindre Hayes sur l'île Haute, quand il aurait trouvé de
l'eau. Bien évidemment, en leur faisant cette promesse, Cornelisz n'en croyait
pas un mot, mais Jansz avait dû surveiller le rivage, apercevoir les feux et
bondir sur la première occasion de quitter sa misérable base. L'intendant
adjoint comprit aussitôt que ces renforts ne devaient pas arriver jusqu'à
Hayes. Tandis que Jansz et ses esquifs progressaient laborieusement vers l'île
Haute, il réunit en toute hâte son conseil et décida d'attaquer 61 .
L'île aux Traîtres ne se trouvait qu'à huit cents mètres.
Il n'y avait pas une seconde à perdre. David Zevanck et Van Huyssen
rassemblèrent aussitôt leurs complices habituels - Gysbert Van Welderen, Jan
Hendricxsz et Lenert Van Os - et coururent à la plage où se trouvaient les
bateaux. Deux autres membres du complot les accompagnaient : Lucas Gellitsz, un
jeune cadet de La Hague, et Cornelis Pietersz, simple soldat, originaire
d'Utrecht. Ils embarquèrent dans la plus rapide des yoles, qui n'aurait sans
doute pu contenir davantage de passagers. Les sept hommes prirent les avirons
et mirent le cap au sud-ouest pour intercepter les fugitifs.
Le prévôt dut s'alarmer en voyant arriver les mutins.
Peut-être Jansz avait-il deviné les intentions de Zevanck et de ses hommes, car
le meurtre de Hans Radder et de Jacob Groenwald s'était déroulé en vue de l'île
aux Traîtres. Mais il comprit immédiatement qu'il ne pourrait s'enfuir. Ses
embarcations étaient bien plus lentes que le canot soigneusement construit par
les charpentiers du Batavia. Zevanck et ses acolytes eurent tôt fait de
les rattraper.
Les embarcations se trouvaient au milieu d'une zone d'eau
profonde, lorsque les mutins arrivèrent sur eux. Quand ils furent à portée de
voix, Zevanck appela Jansz et lui demanda où il allait avec ses compagnons,
puis il les enjoignit de faire demi-tour et de mettre le cap sur le Cimetière
du Batavia.
Pendant ce temps, le canot avait abordé l'esquif du prévôt
et quatre des hommes de Zevanck, armés jusqu'aux dents, s'y étaient précipités.
Trois ou quatre des camarades de Jansz tentèrent de prendre la fuite en se
jetant à l'eau, mais se noyèrent. Les autres n'opposèrent que peu de résistance
et, quelques minutes plus tard, les deux embarcations mettaient le cap sur
l'île de l'intendant adjoint.
Le prévôt vit d'un œil inquiet Zevanck sauter dans l'eau
des hauts-fonds et traverser la plage à toutes jambes, en direction de la tente
de Jeronimus, qui se trouvait non loin de là. Les deux hommes tinrent un moment
conseil, puis Zevanck fit demi-tour et revint en courant vers les barques.
— Doodt ! cria-t-il. « À mort ! »
Lucas Gellitsz avait sauté dans l'eau peu profonde et
tenait les barques. Hendricxsz, Pietersz et Van Os étaient toujours à bord. Les
trois hommes dégainèrent aussitôt leurs épées et pourfendirent le prévôt et son
enfant. Deux ou trois autres des occupants de la barque furent eux aussi
massacrés, tout comme l'enfant de Claudine Patoy, mais pour une fois les mutins
n'avaient pas l'avantage du nombre. Quatre des hommes de Jansz enjambèrent le
plat-bord et sautèrent dans l'eau, qui leur arrivait à la taille. Deux d'entre
eux étaient des marins - deux amis, Pauwels Barentsz et Bessel Jansz, tous deux
originaires du petit port de Harderwijk, dans le Gelderland -, les deux autres
étant Claes Harmanszoon et Nicolaas Winckelhaack, soldats. Les quatre
malheureux ne soupçonnaient apparemment pas que
Weitere Kostenlose Bücher