L'armée perdue
encore plongée dans l’obscurité.
Elles brillaient d’un rose limpide, comme si elles étaient composées d’une substance éthérée, gemmes gigantesques sculptées par la main des dieux. Je m’aperçus que de jeunes guerriers contemplaient ce panorama avec le même émerveillement que moi. Xéno dormait, quant à lui, épuisé par les efforts qu’il lui fallait déployer chaque jour pour assurer la tranquillité de l’armée en marche. Les gemmes solitaires de la terre d’Arménie ne figureraient pas dans son récit, parmi les caractères fins et réguliers qui remplissaient son rouleau de plus en plus volumineux.
Je les lui indiquai à son réveil, mais l’enchantement s’était dissipé. « Ce sont des montagnes couvertes de glace, dit-il. Nous en avons aussi en Grèce : l’Olympe, le Parnasse, le Pélion et l’Ossa, mais elles ne sont pas aussi hautes. La glace reflète la lumière comme des pierres précieuses. Tu le verras bientôt. »
Il prononça ces mots sur un ton qui n’avait rien d’enthousiaste.
Un soir, nous atteignîmes un groupe de villages entourant un grand palais. Construits sur une dizaine de mamelons, ils se composaient de maisons en pierre et au toit de paille. De chaque cheminée s’élevait un filet de fumée blanche et dense ; l’air était froid. Le soleil couchant rougissait ces colonnes de fumée qui se comptaient par centaines. En revanche, il ne provenait aucun signe de vie du palais.
Les soldats s’éparpillèrent dans les maisons, qui regorgeaient de vivres : blé, orge, amandes, raisins secs, vins vieux et parfumés, viande de mouton, de bœuf et de chèvre, salée ou fumée. L’abondance semblait caractériser cette terre.
Avec Xéno et nos serviteurs, je m’installai dans un bâtiment massif qui se dressait aux marges de la première hauteur que nous avions rencontrée. Il servait d’entrepôt et de saloir, mais il possédait un foyer, et nous n’étions pas obligés de le partager avec d’autres, chose qui déplaisait à Xéno.
J’allumai le feu et préparai le repas. Jamais je n’oublierai le sentiment de réconfort, de repos et de calme que m’inspira ce dîner paisible auprès de mon bien-aimé, sur une terre merveilleuse, dans un lieu magique dont je n’aurais pu soupçonner l’existence. Puis…
La neige !
C’était la première fois que je la voyais. Enfant, j’avais entendu les marchands qui franchissaient le Taurus pendant l’hiver la décrire, mais la neige de leurs récits n’avait rien de comparable à celle que je contemplais, muette de stupeur. J’avais ouvert la porte et la lumière du foyer se répandait à l’extérieur, révélant un spectacle d’une poignante beauté. C’était la manifestation même de la grandeur de la nature ainsi que des dieux qui l’habitent et qui adoptent des formes changeantes au fil des saisons et selon les lieux.
D’innombrables flocons immaculés tombaient du ciel en une danse légère, tourbillonnaient dans l’air et se posaient sur le sol qui se couvrait d’un tapis aussi doux que la toison d’un agneau tout juste né. Au loin, les filets de fumée s’élevaient des cheminées, emportant dans le ciel noir l’âme du feu qui les alimentait. La neige les traversait, rougissant un instant, et je ne cessais de m’émerveiller.
La nuit était si claire qu’on aurait pu se promener sans s’égarer et distinguer chaque forme, chaque présence. Ce n’était pas la lune, mais ces flocons blancs qui irradiaient pareille lumière.
Pour une mystérieuse raison, je me dis que seul Ménon de Thessalie, avec sa cape immaculée, aurait pu se fondre dans cette blancheur, ne laissant d’autre signe que les empreintes d’un pas silencieux. Des empreintes… que je vis et ne vis pas, que j’imaginai peut-être.
Soudain, un chien aboya, et le hurlement de son frère sauvage lui répondit depuis la forêt qui revêtait ces montagnes transformées en colosses blancs. On entendit ensuite les voix de nos soldats, les appels des sentinelles, puis plus rien.
Le monde entier était blanc et il plongeait dans un silence abyssal.
Je dormis profondément près du feu, une grosse souche qui brûla toute la nuit en produisant une tiédeur douce et agréable. Le silence et l’atmosphère moelleuse étaient sans doute propices à mon sommeil, tout comme le sentiment d’avoir bien fait de suivre Xéno : cette décision m’offrait des expériences fortes, des visions de rêve, des paysages
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