L'armée perdue
leur transmettant chaleur et excitation. C’étaient les maîtresses et les épouses de ces garçons, et il semblait que, dans l’incapacité d’en aimer un seul, ainsi qu’elles l’auraient peut-être souhaité, elles les aimaient tous du mieux possible. Leurs cris d’encouragement, leurs acclamations et leurs obscénités, pendant qu’ils guéaient la rivière, m’en avaient donné la preuve.
Les cinq généraux se présentèrent dans leurs plus beaux atours. Ils exhibaient aussi des ornements trouvés dans le campement arménien. Ils étaient impressionnants. Timasion, le plus jeune, auquel on n’aurait pas donné plus de vingt ans, mince et sec, doté de dents éclatantes, d’yeux sombres et expressifs, s’était battu avec une énergie inépuisable. C’était lui qui avait mené le dernier assaut contre les Cardouques. Il s’était placé à la tête du coin qui s’était enfoncé dans leur alignement, le brisant en deux ailes qu’il avait ensuite balayées.
Agasias de Stymphale était accompagné de deux filles, une de chaque côté, et Xanthi d’Achaïe, dont la chevelure évoquait une crinière de lion, tenait sur ses genoux une femme à moitié nue en dépit de la fraîcheur. Le vin la réchauffait sans doute. Il y avait aussi Cléanor d’Arcadie. Mélissa n’était pas à ses côtés. Cela ne me surprit guère : ce n’était pas une de ces filles qu’on partage avec les autres. J’admirais sa capacité à se rendre indispensable à un homme, à le transformer en esclave de sa beauté et de ses talents. Ménon de Thessalie, lui, n’était sans doute pas tombé dans ses rets, raison pour laquelle il lui avait laissé un souvenir, peut-être même des sentiments.
Je m’aperçus que Sophos s’efforçait de rester lucide : il buvait avec modération et ne cédait pas au charme des filles. Il se maîtrisait, la main sur la poignée de son épée.
Il ne manquait que Xéno. Il fallait bien qu’un homme veillât tandis que les autres s’enivraient pour oublier qu’ils avaient frôlé la mort. Il avait disposé un double cordon de sentinelles et établi une relève, craignant les effets du vin et de l’orgie sur ceux qui banquetaient. Armé de pied en cap, il passait lui-même d’un corps de garde à l’autre, vérifiant que tout fût en ordre, que chacun accomplît son devoir.
Je le vis, assis sur le sommet d’une colline. Il contemplait le paysage. C’était une belle nuit, et la lune presque pleine dominait la crête des montagnes, éclairant de petits nuages blancs, jetant sur eux une lumière nacrée. Je gravis la pente d’un pas tranquille.
« Quelle belle soirée, n’est-ce pas ? Il ne fait pas froid.
— La nuit le sera, si le temps reste clément. Tu devrais te couvrir.
— C’est une grande victoire, alors que tout semblait perdu, n’est-ce pas ?
— Oui. J’ai offert un sacrifice aux dieux pour les remercier. C’était un prodige.
— Crois-tu vraiment aux dieux ?
— Mon maître, à Athènes, y croyait à sa façon. »
À cet instant, la lune se libéra du voile éphémère d’un nuage et illumina comme en plein jour la vallée, une plaine traversée par un fleuve. Il n’y avait pas âme qui vive, pas un village, pas une cabane, pas une seule tente.
« Personne n’habite ici. C’est étrange, ce sont de bons pâturages.
— Les Cardouques sont redoutables. Il est possible qu’ils fassent des incursions au-delà de la rivière.
— Ce sont donc des ennemis.
— Sans aucun doute.
— Et pourtant, hier, les Arméniens sont brusquement apparus comme s’ils s’étaient entendus avec eux pour nous prendre au piège.
— Tu ne vas pas recommencer, avec tes soupçons ! Il est impossible que ces deux peuples aient agi de conserve, ils se détestent.
— Et si quelqu’un d’autre avait tout orchestré ? Comment les Arméniens savaient-ils que nous allions guéer la rivière à ce moment précis ?
— Le hasard.
— Et les délais ? J’ai pris l’habitude d’observer. Il faut du temps pour mobiliser l’armée, le matin, pour manger, s’habiller, s’occuper des animaux, endosser son armure, prendre place dans les rangs. L’armée des Arméniens était plus importante que la nôtre. Depuis quand savaient-ils que nous nous serions trouvés à cet endroit hier ? Comment ont-ils réussi à arriver au bon moment ? »
Xéno regardait le fleuve briller dans la vallée. « Cette terre est incroyablement riche en eau.
Weitere Kostenlose Bücher