L'armée perdue
étable afin que la chaleur des animaux la protégeât du froid.
Il neigea toute la nuit. Le lendemain matin, un épais manteau blanc recouvrait la terre. Nos hommes étaient glacés et engourdis, mais le foin, la paille et les manteaux de laine brute leur avaient tenu chaud.
Les vingt soldats qui avaient été exclus du périmètre que surveillaient les sentinelles, en revanche, avaient disparu. Sans doute s’étaient-ils éloignés à la recherche d’un abri et avaient-ils été tués.
« Tant pis pour eux, déclara Xéno. Ils n’avaient qu’à y penser avant. » C’est alors que la couche de neige se souleva en plusieurs endroits et que les vingt guerriers surgirent, tels des fantômes de l’averne.
« Quels salopards ! » s’exclama Xéno. Ils avaient survécu en recouvrant leurs boucliers de leurs capes et en les fixant sur des branches sèches. Ils avaient passé la nuit recroquevillés dessous.
Xéno ne put s’empêcher de rire, et les soldats l’imitèrent en voyant leurs compagnons regagner, sains et saufs, leurs régiments.
Il fallait maintenant arracher les hommes à leur torpeur avant qu’une attaque les surprît.
Xéno donna l’exemple. Il s’empara d’une hache et se mit à couper du bois, torse nu. L’air était froid, mais le soleil commençait à briller. De l’eau gouttait peu à peu des poignards de glace qui pendaient aux toits des maisons. Voyant Xéno s’activer, les hommes se levèrent et l’imitèrent. On trouva de la graisse animale ainsi qu’un onguent fabriqué à partir d’une plante de la région. On le fit fondre et on appela les filles afin qu’elles en frottent les soldats.
Le déjeuner acheva de les revigorer. On dépêcha des éclaireurs sur les montagnes. Ils revinrent vers midi avec un prisonnier qui paraissait très informé. Tiribaze préparait une embuscade à un passage obligé.
Ainsi, tout recommençait : une bataille à chaque col, une attaque à chaque défilé. Une malédiction pesait donc sur nos têtes, un destin qui nous frappait inexorablement. Or les Dix Mille ne semblaient guère s’en inquiéter. Dès qu’ils apprirent la nouvelle, ils s’armèrent et reprirent leur marche.
Le ciel se couvrait, ce qui ne me déplaisait pas : le reflet du soleil sur la neige était plus éblouissant que sur le sable du désert.
L’armée qui se dirigeait vers le passage enneigé offrait un spectacle impressionnant, celui d’un long serpent sombre rampant sur un fond blanc. Je me demandai comment on pouvait reconnaître la route, puisque sentiers et cols étaient enfouis sous la neige. Mais il n’y avait qu’un seul itinéraire possible qui conduisait vers une rangée de montagnes placées en travers de notre chemin et surmontées d’une cime imposante. Au bout de quelques heures, un détachement d’infanterie légère pointa vers le col en suivant le raccourci que le prisonnier avait indiqué. Il voulait l’occuper avant que Tiribaze y postât ses troupes.
Un contingent d’infanterie lourde, les capes rouges armées de leurs énormes boucliers, leur emboîta le pas. Il défendrait le passage en cas de contre-attaque.
Avant le soir, nos hommes enlevèrent le col, chassant les Arméniens et les mercenaires qui y avaient été dépêchés, et s’emparèrent du campement de Tiribaze où ils trouvèrent une abondance de richesses. Le satrape d’Arménie avait échoué dans sa tentative de se faire valoir aux yeux de son roi. Il fallait maintenant que je cesse de m’inquiéter. Les sombres pensées qui se pressaient dans mon esprit, le matin, s’étaient dissipées avant le coucher du soleil : il ne semblait pas exister d’obstacle que les nôtres ne fussent capables de balayer.
Nos pertes avaient été limitées jusqu’à présent. Trois ou quatre cents hommes, y compris les blessés qui avaient succombé. Je m’aperçus que je commençais à raisonner comme un soldat, et cela me déplut. Trois ou quatre cents hommes tombés dans un combat constituaient un chiffre énorme, un chiffre trop important. Cent ou cinquante, et même un seul l’eût été également. Un jeune homme de vingt ans qui meurt est un désastre irrémédiable. Pour lui, pour ses parents, pour la femme qui l’aime, parce qu’il ne pourra jamais être remplacé.
Je vis l’Euphrate près de ses sources, ainsi que j’avais vu le Tigre. Il me parut sacré car il était le père et le dieu de notre terre. Sans lui, tout eût été aride, désertique. Nous le
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