L'armée perdue
enchantés, des sensations de violence et de délire, des moments de douceur.
Le corps de Xéno était tiède, lui aussi, près de moi, et je le sentais bouger. Sa main se porta soudain à son côté, à la recherche de son épée, puis elle se détendit. De temps à autre, Halys, sous l’auvent, manifestait sa présence en s’ébrouant, en hennissant ou en raclant le sol gelé. C’était un animal fier et puissant, qui avait plusieurs fois arraché Xéno à des dangers mortels. Je l’aimais, lui aussi, et, au milieu de la nuit, je lui apportai une couverture pour le protéger contre les rigueurs du froid. Il frotta son nez contre mon épaule en guise de remerciement.
Le lendemain, de grands cris nous réveillèrent. Xéno se précipita dehors, l’épée au poing. Mais c’étaient les soldats qui jouaient comme des enfants dans la neige : ils la pressaient et se lançaient ces boules à la main ou à l’aide de leurs frondes.
Les habitants du village étaient sortis, eux aussi. Postés devant leurs portes, ils observaient en souriant ces guerriers venus de loin qui s’amusaient de cette façon inoffensive. Des enfants s’unirent à ces jeux avant que leurs parents aient le temps de le leur interdire.
Le soleil resplendissait, créant des étincelles magiques sur la couche de neige, comme si elle renfermait des diamants ou des cristaux de roche. Je vis les trois pics aussi rouges que des rubis à la lumière de l’aurore et me demandai comment ils devaient être de près. C’est alors que retentirent des cris d’alarme et de désespoir : un certain nombre d’habitations brûlaient.
Sophos s’écria : « Éteignez ces feux immédiatement ! » Les hommes accoururent, armés de pelles, et entreprirent de jeter de la neige sur les flammes, car l’eau était gelée. En vain : les maisons, dont le toit était de paille, partirent rapidement en fumée, et il n’en resta que des ruines noircies, une insulte au milieu de tout ce blanc. Leurs occupants pleuraient à l’écart.
Sophos fit sonner le rassemblement. Les soldats s’alignèrent sur un terre-plein aux abords du village.
« Qui a mit le feu à ces maisons ? demanda-t-il.
— Elles ont brûlé toutes seules, lui répondirent certains.
— Toutes ?… Bien. Si les auteurs de cette bravade avouent leur méfait, ils seront punis. En revanche, si je les démasque, et je les démasquerai, ils subiront le châtiment suprême, l’exécution capitale. Nous avons conclu un traité avec les Perses, à savoir qu’ils nous laisseront passer si nous n’incendions pas les villages. Ceux qui ont joué avec le feu ont mis en péril la vie de leurs camarades. »
Une vingtaine de soldats sortirent du rang l’un après l’autre, tête basse.
« Pourquoi ? interrogea Sophos.
— Nous pensions que nous partirions aujourd’hui.
— Peu vous importait donc que des individus demeurent privés de toit en plein hiver ? »
Ils ne répondirent pas.
« Très bien. Vous avez agi comme des imbéciles et vous apprendrez à vos dépens ce que signifie votre geste. Cette nuit, vous dormirez à la belle étoile, hors du périmètre que surveillent les sentinelles. Si vous ne survivez pas, tant mieux. Je serai libéré d’un groupe de crétins. Vous allez maintenant aider les occupants des maisons que vous avez brûlées à réparer leur toit, à installer des portes et des fenêtres. »
Les soldats obtempérèrent. À la nuit venue, on les accompagna hors du périmètre surveillé et on les abandonna avec un poignard, un bouclier et une cape.
Le ciel s’était couvert. La neige se remit à tomber.
21
J’étais désolée pour eux.
Ils s’étaient montrés inconscients, stupides. Ils avaient brûlé les maisons de pauvres gens qui ne leur avaient rien fait, mais une vingtaine d’imbéciles dans une armée de dix mille n’était-ce pas un chiffre raisonnable ?
Au fond, ils n’avaient tué personne. Et ils risquaient maintenant de payer leur bravade par leur vie.
« Si le temps reste au beau, ils mourront, dit Xéno.
— Pourquoi ?
— Ou alors ils seront tués par nos ennemis si ceux-ci s’aperçoivent qu’ils se trouvent hors de portée des sentinelles.
— Pourquoi le beau temps devrait-il les tuer ?
— Parce que la chaleur monte. Les nuages la retiennent, comme un toit.
— L’ordre de Sophos s’applique-t-il à tout le monde ?
— À toi aussi.
— Mais je ne suis pas un soldat.
— Cela n’y change
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