L'armée perdue
ses pansements.
« Que va-t-il se passer demain ?
— Je l’ignore.
— Les soldats t’accuseront de les avoir conduits sur une terre inconnue.
— Tu t’y mets, toi aussi ! Tu crois que je n’ai pas assez de soucis comme ça !
— Si je le fais, c’est parce que je t’aime.
— Si tu m’aimes, tais-toi.
— Non. Il faut que tu te prépares aux répercussions de cette affaire.
— Il ne se passera rien. On distinguera le lit du fleuve à la lumière du jour et on parviendra à le suivre.
— Es-tu vraiment certain que ta décision soit la bonne ? N’as-tu pas de doutes ? Les morts que nous avons semés le long de ce chemin, nos compagnons perdus en suivant un sentier qui se termine dans le néant ne te troublent-ils pas ? »
Xéno se tourna brusquement vers moi. La lumière du brasero éclaira ses yeux embués. « Une partie de moi est morte avec eux, répondit-il, et si je suis en vie, c’est seulement parce que le sort m’a épargné. Je ne me suis jamais caché, j’ai affronté les mêmes risques qu’eux, j’ai souffert des mêmes blessures, des mêmes privations, du manque de sommeil, du froid et de la faim. J’ai partagé ma nourriture avec eux quand j’en avais. J’aurais pu périr cent fois dans les combats que j’ai menés. Si les dieux ont voulu que je vive, c’est parce que j’ai un devoir à accomplir : ramener cette armée chez nous. Ou, si ce n’est pas possible, leur trouver une nouvelle demeure.
— Fonder une cité. Ce que prétend Nétos est donc vrai.
— J’ai caressé ce projet bien des fois, oui, mais cela ne signifie pas que je sois prêt à sacrifier mes camarades à mon ambition.
— Crois-tu vraiment que les dieux se soucient de notre sort ? C’est ce que t’a enseigné ton maître à Athènes ? N’as-tu jamais pensé que le destin de cette armée consistait à vaincre ou à mourir ? Pourquoi Sophos a-t-il toujours appuyé ta proposition avec autant d’enthousiasme ? Envers et contre les autres officiers ? Et pourquoi as-tu cessé d’écrire ?
— Je suis fatigué.
— Non. Tu sais au fond de ton cœur que ce sentier ne mène nulle part et tu ne veux pas laisser le souvenir de ton erreur. Tu t’es trompé, Xéno, de bonne foi, et l’appui inconditionné de Sophos t’a conforté dans ton erreur. »
Cette fois, il garda le silence. Les événements étranges qui avaient ponctué notre marche lui revenaient sans doute à l’esprit : l’apparition subite et mystérieuse de Sophos, les nombreuses et inexplicables coïncidences, l’embuscade tendue aux généraux et son accession aussitôt après au commandement suprême, la présence inquiétante et énigmatique de Néon à ses côtés, enfin la décision de prendre une direction qui menait au néant.
J’interrompis encore une fois ses pensées : « Sais-tu que les soldats, les officiers et les généraux s’entretiennent avec leurs femmes après l’amour ? Et que les femmes se confient entre elles ? Tu m’as raconté comment Proxène de Béotie t’a enrôlé et comment il a enrôlé tes compagnons.
— En secret.
— Comme tous les autres. Dis-moi, Xéno, car c’est ici que réside la clef de l’énigme, pourquoi avez-vous tous été enrôlés en cachette et en secret ?
— Pour surprendre l’ennemi.
— Et comment ? Cyrus avait réuni à Sardes cent mille Asiatiques qui nous ont suivis jusqu’au champ de bataille. Comment cacher pareille armée ? Crois-tu que le Grand Roi n’a pas d’espions sur son territoire ? Crois-tu que Cyrus l’ignorait ? Il existait sûrement une autre raison, et tu le sais. Tu dois le savoir ! C’est cette raison qui peut résoudre ce mystère et nous révéler le sort qui nous attend. »
Un moment de silence s’ensuivit. Curieusement, au cours de cette longue pause, le rêve que j’avais fait me revint à l’esprit. Je revis le cavalier de brume qui m’était apparu au moment où je sentais la douce caresse de la mort m’effleurer. Les dieux entendaient-ils me confier à moi aussi une mission ? L’un d’eux s’était-il matérialisé devant moi et m’avait-il transportée jusqu’au campement afin qu’on m’y trouvât ? Il m’arrivait de penser que ce mystérieux cavalier montait un cheval ailé.
Xéno ne me répondit pas cette nuit-là. Peut-être la fatigue lui pesait-elle au point de lui ôter la parole, peut-être ne pouvait-il accepter le fait qu’une simple fille, une petite Barbare de
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