L'armée perdue
mes compagnons, que j’estime et auxquels je me suis attaché, au point de les exposer à la mort en les emmenant sur une lande glacée et infinie, alors tu es un chien, un lâche qui se cache derrière les calomnies. Je m’efforce de les conduire en lieu sûr par le meilleur chemin, voilà tout.
— Si tu le prends comme ça…, s’écria Nétos en portant la main à son épée.
— Suffit maintenant ! intervint Sophos. On continue. Xéno a raison, ce fleuve ne peut être que le Phase. Dans quelques jours nous commencerons à descendre vers la mer. Nous suivrons son cours et nous aurons la vie sauve. Soutenez le moral de vos hommes, donnez-leur l’exemple. Nous avons surmonté mille obstacles, nous surmonterons aussi celui-ci. »
La réunion s’acheva dans les grognements et les récriminations ; cependant la marche reprit et se poursuivit pendant plusieurs jours. La résistance de nos guerriers était phénoménale : ils devaient affronter non seulement le froid et les tempêtes, mais aussi des tribus indigènes aguerries qui tendaient des embuscades, attaquaient de nuit, se dissimulaient dans la neige et surgissaient à l’improviste en poussant des cris terrifiants.
Afin de couper aux récriminations, Sophos évitait de convoquer l’état-major. Il se contentait de distribuer des ordres. Cette tactique fut couronnée de succès pendant un certain temps, puis le mécontentement se remit à enfler.
Xéno n’écrivait plus que des notes brèves. Plus d’une fois, je le vis ouvrir le coffret de son rouleau blanc, plonger sa plume dans l’encre, tracer quelques mots puis s’interrompre. Je n’osais pas lui demander pourquoi, mais je l’imaginais. Il lui aurait fallu justifier à ses propres yeux un choix qui provoquait de lourdes pertes et toutes sortes de problèmes. Plus que tout, l’appui que lui apportait Sophos me surprenait. Il ne pouvait s’agir simplement d’un accord sur une stratégie : leur décision semblait parfois si erronée qu’elle aurait dû susciter ne serait-ce que des doutes. En ce qui me concernait, j’en nourrissais un grand nombre et ils étaient inquiétants.
Comme j’aurais aimé être en mesure de lire les caractères que Xéno avait tracés sur son rouleau, de comprendre ce qu’il confiait à la mémoire et ce qu’il condamnait à l’oubli ! Il était soucieux, rembruni, taciturne. Lui parler était de plus en plus difficile.
Un soir, nous fûmes confrontés à une situation plus dure : le col qui se dressait devant nous était barré par plusieurs lignes de guerriers couverts de peaux et armés de grands arcs semblables à ceux des Cardouques. Ils nous arrosèrent de projectiles que l’infanterie lourde, disposée en ordre fermé, ses boucliers superposés, parvint à dévier. Une autre attaque se déclencha à l’arrière, contraignant Xéno à détourner le front de ses hommes. Une fois encore, nous étions encerclés. Alors les généraux s’unirent aux guerriers les plus puissants de l’armée, Euryloque de Lousi, Aristonyme aux longues jambes, Aristéas aux cheveux roux, puis convoquèrent trompettes et flûtistes. Je savais ce que cela signifiait : ils attaqueraient tête baissée et ne s’arrêteraient que lorsqu’ils auraient balayé l’ennemi.
Le groupe choisi se disposa au centre d’un coin d’artillerie lourde. Quand le son des flûtes s’éleva, rythmant la marche, quand les tambours tonnèrent, faisant trembler les cœurs, le coin s’ébranla. Les boucliers imbriqués ne laissaient dépasser que les lourdes lances de frêne, et les capes rouges tout usées se détachaient sur l’étendue de neige. Les flèches se plantaient dans les grands écus qu’elles alourdissaient, mais l’avancée se poursuivait inexorablement. Puis les sonneries de trompette retentirent avec une force extraordinaire, se superposant au son des flûtes et des tambours, et elles enflammèrent la vallée. Le coin s’ouvrit, un bataillon de soutien se rua dans la brèche, emmené par les cinq généraux et par les dix guerriers les plus valeureux de l’armée. La colonne ainsi formée se précipita sur l’ennemi avec tant de violence qu’elle enfonça son alignement. Puis elle se sépara en deux et prit de revers les deux ailes isolées, suivie à distance rapprochée par le reste de l’armée. En moins d’une heure, les indigènes furent massacrés, mais ils se battirent avec une telle sauvagerie qu’il y eut parmi nous de nombreux blessés et
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